jeudi 17 juin 2010

Critiques, vos papiers : Film Socialisme (J-L Godard)



Les signes parmi nous de Film Socialisme



Les premiers plans qui me reviennent en tête, quand j’y repense, ce sont ces vagues, ou plutôt le remous de la mer dans le sillage de la croisière ; plans éminemment godardiens.



On se souvient de Prénom Carmen qui déjà était rythmé, visuellement, dans le montage, par le fracas répété des vagues contre les rochers. Ces plans disaient à merveille la violence sauvage et incontrôlée du sentiment amoureux. Violence qui devait précipiter la perte des deux amants. Réinterprétant l’opéra de Bizet, Godard employait l’élément maritime dans son interprétation métaphorique la plus classique, celle du romantisme du XIXème siècle. En dépit de toutes les expérimentations stylistiques qui traversaient le film, il manifestait là, avec beaucoup de distance et quasiment pour la dernière fois, son affection pour les « histoires de cinéma », comprendre un récit épique et tragique, des relations passionnées, des héros torturés. Et déjà, au milieu de ce tumulte, il jouait Oncle Jean, celui qui soliloque sur la guerre froide et l’impérialisme américain dans son coin, le cigare au bec.


« Le rêve de l’individu, c’est d’être deux. Le rêve de l’Etat, c’est d’être seul. »

Si Prénom Carmen enterrait laconiquement le rêve de l’individu, alors peut-être que Film Socialisme consacre le rêve de l’Etat. On reste en effet fasciné et terrifié devant la profonde solitude qui se dégage du montage d’images, solitude peuplée, de noms, d'histoires, de citations, d'images...mais solitude quand même. Quelque chose comme un individualisme démocratique et mondialisé en phase terminale : un pantin grotesque, désarticulé.

Solitude, donc.

Solitude du spectateur encore curieux d’aller voir le dernier Godard et pour lequel il est de plus en plus difficile de faire comprendre aux récalcitrants la beauté et la force de son travail ; solitude des images qu’on ne parvient pas toujours à emboîter les unes dans les autres, de même que l’association de « Film » et de « Socialisme » ne va pas de soi, ce sont deux mots côte à côte, sans trait d’union autre qu’implicite ; solitude muette des archives dont on cherche souvent l’origine ; solitude errante des personnages (Patti Smith, sur le pont, guitare sur l’épaule…) qui semblent toujours penser à voix haute quand ce n’est pas carrément dans une langue étrangère ; impression renforcée par la disparition de la figure de l’interprète qu’on rencontrait encore dans Notre Musique et par la réduction des sous-titres anglais à la portion congrue lors de la projection cannoise. Film Socialisme est aussi une immense tour de Babel où tout est dit, tout est visible, mais où tout n’est pas forcément compris. Les images et les paroles, on peut les prendre mais pas les comprendre, de même que Godard serait « connu mais pas reconnu », comme il s’en plaignait il y a quelques années.

On en oublierait presque la solitude du créateur qui semble ne plus vouloir s’adresser à personne. Ou plutôt : Godard ne semble plus croire, et depuis longtemps, en la possibilité de changer de quelque manière que ce soit le cours des choses. Les dès seraient jetés et alors, basta, « No Comment » ? C'est bien ainsi que le film s'achève, mais un peu comme on dit dans le langage courant "moi je dis ça, je dis rien" : je le dis quand même, mais tout en étant persuadé que personne n'en tiendra vraiment compte. Genet, cité dans le film, disait aussi clairement qu’art et politique étaient incompatibles, à moins de transformer l’art en outil de propagande et le film en réclame publicitaire. De fait, Godard clame beaucoup, mais il réclame peu. Sa puissance créatrice porte donc en elle les germes de l’impuissance du créateur qui renonce à un peu de sa force d’intervention dans le champ politique. Bon, en 68, c'était possible. Peut-être. Un peu. Et encore. Mais aujourd'hui qui s'intéresse, dans les bureaux de l'Union Européenne par exemple, au problème de type grec de Godard ?


C’est dans ce mouvement de recul, de mise à distance du monde (pour mieux l’étreindre ?) que s’est construit son personnage de prophète des images, de chantre de la fin du cinéma. La nature provocatrice et subversive de ses derniers films vient peut-être justement de ce désenchantement, de ce constat d’impuissance qui l'a peut-être amené à considérer qu'il était désormais libre de jouer l'idiot, libre de poser les rapprochements les moins consensuels justement parce que de toute façon, tout est « joué » d’avance. C'est aussi quand on est seul, dans le désert, à aller chercher des images (1), comme lui dans son bureau au fin fond de la Suisse, qu'on se sent libre d'exprimer le fond de sa pensée, libre d'expérimenter sans se soucier d'un public ou d'un financier à satisfaire. La solitude mise en scène, surjouée, de Godard, c'est évidemment aussi une manière de se préserver un espace de liberté et d'indépendance souveraines. Mais jamais un espace vide, rappelons-le, plutôt un espace "Shenghen" (2) dans lequel Godard, tel un agent de circulation sorti du Playtime de Tati, ferait mine d’organiser les images et les paroles qui le traversent.

Mais alors, dans ce petit théâtre où le cinéaste est autant le Guignol que le marionnettiste, quelle est notre place, que peut le spectateur, perdu dans cet espace sans frontière, où tout se croise sans que rien ne dialogue vraiment ? De l'autre côté de l'écran, on arpente le film comme on découvre un monde familier et nouveau en même temps, comme un voyageur qui visite des pays dont on lui a beaucoup parlé. On peut aussi imaginer le spectateur comme un de ces énergumènes qui passent les plages au peigne fin de leur détecteur de métaux à la recherche d’objets perdus ou de trésors oubliés, à l'image des personnages du film finalement, qui cherchent, sans trop savoir comment s’y prendre, à retrouver la trace de l’or de la banque d’Espagne disparue pendant la Seconde Guerre Mondiale.



Et sur les plages de Jean-Luc, que trouve-t-on ? Hé bien, tout ce que les vagues de l'esprit du cinéaste auront charrié. Les fameux plans sur les remous de la mer agitent l’histoire, comme si la caméra sondait les profondeurs du temps pour faire remonter à la surface du présent des images, des objets, venus d’époques et de régions fort lointaines. La récolte nous est présentée, presque jetée au visage, au fil des étapes de la croisière : Odessa, Napoli, Barcelona etc.

Le gros bateau de croisière en fendant d’un bout à l’autre la tunique scintillante de la Méditerranée agit lui aussi à la manière d’un archéologue à la recherche des traces des glorieuses civilisations dont nous portons l’héritage (Grèce, Egypte…). Inutile de préciser qu’il trouve aussi forcément sur son chemin les spectres moins reluisants de la Seconde Guerre Mondiale qui n’ont cessé d’obséder Godard toute sa vie.

Mais ne pourrait-on pas aussi bien avancer l’idée que Godard fait de nous, spectateurs, les touristes de notre propre histoire : de nouveaux colons passifs qui usent de leur liberté de circulation (réelle ou virtuelle) pour s’approprier tout les images qu’ils veulent, sans forcément chercher à les déchiffrer ; des types qui peuvent capturer un nombre quasi-infini d’images dans leur appareil-photo ou leur disque dur, comme les Carabiniers de retour du front égrenaient bêtement les cartes postales d’Egypte, de Grèce qu’ils avaient volé… Et si le plan montrant les touristes de la croisière sur le pont, contemplant le littoral approchant, appareil-photo en bandoulière, n’était qu’un miroir tendu par le cinéaste, pour représenter les spectacteurs 2.0 d'aujourd'hui en Picsous ne songeant qu'à nager innocemment dans de vastes piscines où les pièces d’or auraient été remplacées par leurs images, celles du film ? Illusions perdues… Une image n’a d’intérêt qu’en tant qu’elle est image de quelque chose, comme si aujourd’hui on s’intéressait plus à l’image qu’à la chose...



Du reste, ce gros bateau pour touristes puissants et friqués, on peut aussi le voir comme l’allégorie d’une Europe contemporaine vulgaire, clinquante et décadente, jouant tristement avec son trésor culturel et monétaire, amassé au fil des ans grâce à la colonisation et à la spéculation libérale. Godard filme ce microcosme dans une débauche de sons crachotants, de pixels sales et de couleurs criardes, saturées jusqu’à l’écœurement. La représentation de cette Europe gavée comme une oie, et le malaise qu’elle suscite n’aurait rien à envier à l’atmosphère de fin du monde qui régnait dans Les Damnés de Visconti. Dans certaines scènes d’intérieur (dans le restaurant, la boîte de nuit) il est évident que Godard joue à fond sur l’impressionnante laideur qu’on peut obtenir avec les nouvelles caméras numériques : images ultra-bruitées, son grésillant… Ce parti pris technique exprime clairement, et avec une virulence surprenante, toute l’étendue de son mépris pour les « salauds sincères » d’aujourd’hui.

«…Et la diriger sur notre nuit »

La tenue esthétique des séquences en extérieur diffère sensiblement. Sur le pont, il offre au regard une mer crépusculaire voire nocturne, tout en grands aplats de couleurs vives qui nous rappellent si besoin en était qu’il est encore un grand peintre, un grand coloriste. Comme si, en tant qu’artiste, il n’avait plus de respect que pour ce paysage sans âge, éternel : la mer, un coucher de soleil…

Autre résurgence : on se souvient de ses grands films « méditerranéens » : Pierrot le Fou, Le Mépris, qui, s’ils n’étaient pas forcément plus « optimistes » n’en étaient pas moins considérés comme ses films les plus solaires, les plus lumineux. Dans Film Socialisme, ce sont les néons nocturnes qui remplacent souvent les rayons du soleil. Aujourd’hui, Godard filme dans la nuit, dans la nuit du cinéma, dans le noir des temps perdus, dans les trous noirs de notre mémoire…au fond desquels il émet inlassablement les rares éclairs de lucidité qui lui viennent sous la forme de ces fameux aphorismes.

Alors voilà, même si le montage de deux images n’en produit pas toujours une troisième, même si Godard ne nous communique plus grand-chose en apparence, il nous importe encore, plus que jamais de savoir encore accueillir ce « pas grand-chose, comme ça » qui prend encore, mine de rien, pas mal de place.

Raphaël Clairefond

Merci à JM, Borges, Balthazar Claës pour leurs apports. Et à Careful pour les photogrammes.


(1) Cf. Citation de Genet, dans le film : "Mettre à l’abri toutes les images du langage et se servir d’elles, car elles sont dans le désert où il faut aller les chercher.", exergue à Un Captif Amoureux.

(2) Pierre Léon sur son blog, évoque « le premier film Sheghen » :
http://le-blob.blogspot.com/2010/05/godard.html

mardi 8 juin 2010

#4

SPECTRES DU CINEMA
#4 - Eté 2010 - Gratuit

DISPONIBLE EN LIBRE TELECHARGEMENT ICI
DEPUIS LE 09 JUIN 2010 :
Cliquez ici pour lire en ligne le #4 (format PDF, 130 pp., 8,04 Mo)



(À paraître à l'été, supplément en présence de Nicolas Klotz et Elisabeth Perceval)

AU SOMMAIRE DE CE NUMERO :

JUSTE UNE CONVERSATION AVEC...
Les employés des CNP de Lyon

ADMIRATION DE... RICHARD LINKLATER
Me and Orson Welles (Le_comte)

CINÉMA(S) AUX MARGES
Sur la route, lettre ouverte (Jean-Maurice Rocher)

VARIATIONS DU SUJET : PLAYTIME
Les Attrape-nigauds ( Borges et Adèle Mees-Baumann)

LES POINTS DE RÉEL :
PASSION DU SEMBLANT ET MONTAGE DU RÉEL

Les Voix du peuple (Jean-Maurice Rocher)
Mobile suite Gundam, nature de l'ennemi (Mounir Allaoui)
Rire et mourir (Lorin Louis)

ZÉRO DE CONDUITE
Au milieu coule Desplechin (Stéphane Belliard)

RUINES D'UN SOURIRE (Les spectres)
Herbier imaginaire de la BA de Film socialisme
Quo vadis Godard Quo vadis cinema


Nous espérons que lorsque vous imprimez le numéro sur papier chez vous, vous le faites circuler autour de vous. Par ailleurs, depuis le numéro 3, auteurs des articles et lecteurs peuvent se retrouver pour échanger autour des articles de ce numéro et des numéros précédents, dans un espace consacré sur le forum des Spectres.


LIRE EN LIGNE AU FORMAT WEBZINE :


samedi 5 juin 2010

Passion du semblant et montage du réel : Pollock : interloqué


Pollock : interloqué



Curieux biopic, trouvé un peu par hasard en DVD dans les rayons d'une des médiathèques qu'il m'arrive de fréquenter. Le film, signé de l'acteur-réalisateur Ed Harris en 2000, cumule peut-être les dangers du genre - qui connaît une véritable effervescence ces derniers temps, en particulier en France, notons-le pour le pire et rarement pour le meilleur - tout en acceptant, d'emblée, dans les choix propres au réalisateur, les reproches qui ne manqueront pas de lui être fait.

Le passage marquant ce point critique du film en son intérieur nous montre Jackson Pollock, au sommet de sa carrière, filmé avec une petite caméra portative par un type qui veut lui consacrer un documentaire (1). La gêne du peintre à être filmé en pleine action, semble essentiellement provenir de ce que l'enregistrement le renvoie à la fin de sa peinture et non à l'acte même de peindre. Le filmeur ne cherche à garder que la trace laissée par le peintre sur sa toile, par delà son geste "inconscient" ; ce qui parasite l'action et perturbe l'artiste. En cherchant à mettre en scène le travail de Pollock, il accentue son malaise, par exemple quand il lui demande de poser devant la toile blanche en feignant de réfléchir un moment à ce qu'il va peindre avant de se confronter à elle.

Beau plan où Namuth filme Pollock à travers une toile transparente, en plastique ou en verre. Le peintre se refléchit dans sa peinture en train de se faire. Etre filmé s'accompagnerait ici pour le peintre de la recherche d'un surplus de sens à son travail, qui se conclurait par le constat de l'absence abyssale d'un tel surplus (qu'il vise à retourner puérilement sur le filmeur ; "c'est pas moi l'imposteur, c'est toi !" répète-t-il de façon obsessionnelle à Namuth pendant le repas) qui va provoquer sa chute.

Ce petit film réalisé, au départ, pour faire valoir le travail de l'artiste, va provoquer sa perte. Comme le montre le film d'Ed Harris, il constitue le point d'accélération de la déchéance du peintre, qui jouissait alors de la gloire et de la reconnaissance de ses pairs. Toutefois, c’est la photo de Pollock en couverture de Life Magazine (et l'article qui l’accompagne : "Is he the greatest living painter in the United States ?") qui constitue comme le pivot central de la vie de l'artiste et du film, qui, dès le début, répète une partie de la scène où un fan tend au peintre le numéro de la revue pour un autographe. L'événement a lieu lors d’une exposition prestigieuse ; rêveur, le peintre semble à cet instant aussi bien contempler sa réussite que pressentir son autodestruction à venir.

Une photo, des mots, un film. Autant de matériaux gravitant soudain autour de la peinture de l'artiste, rognant sur l'harmonie qu'il entretenait, loin du "beau monde", avec la nature (2), qui le crucifient, et lui font recouvrer le goût de boire et de se foutre en l'air, lui, sa peinture et son couple.

Que faire de tout le travail toujours un peu embarrassant de Harris, lui-même filmeur, pour reconstituer fidèlement la vie du peintre (il s'est apparemment investi pendant plusieurs années dans ce projet, a appris à peindre, réuni et lu tout ce qu'il trouvait sur le peintre, etc, etc) ? Le cinéaste-acteur sauve-t-il le peintre ou le "tue"-t-il une seconde fois ? Difficile de répondre de manière définitive à une telle question, tant Pollock, tout en n'échappant malheureusement pas à certains travers communs à bien des biopics, frôle de près la résolution de ces problèmes : partir de la somme de documents comme base de départ vers autre chose, et non comme fin qu'il faut s'épuiser à reproduire (3).

L'enregistrement filmique d'époque de Pollock en action, épisode que Harris n'omet pas de développer dans son film comme nous l'avons vu, semblait déjà contenir en son sein le salut en même temps que la perte.

JM

(1) Le film en question doit être Jackson Pollock 51 de H. Namuth et P. Falkenberg dont on trouve juste un extrait sur la toile.

(2) Le thème transcendantaliste du ressourcement "solitaire" au contact de la nature, que l'on retrouvait dans Appaloosa (2007) où les personnages évoquaient d'ailleurs Emerson au détour d'un dialogue, semble bien être fondamental chez Ed Harris.

(3) A ce titre, puisqu'il faut bien que le critique de temps en temps affirme ce qu'il défend par la négation, Pollock a largement de quoi attirer la sympathie face à la roublardise de films tel que le Taking Woodstock (2009) d'Ang Lee capitalisant à fond sur le matériel documentaire dont il emprunte la substance, ne créant a partir de ceci aucun point profond de trouble, mais juste un raz de marée des plus consensuels.