jeudi 30 décembre 2010

CRITIQUES VOS PAPIERS : The Swimmer (F. Perry)


On ne peut se baigner deux fois dans la même piscine




Je ne sais pas trop ce qu'Héraclite voulait dire par "On ne peut entrer deux fois dans le même fleuve" - mais qui le sait de toute façon ? Ce type n’était pas à une obscurité près, à ce qui paraît. N’importe, admettons qu’on comprenne. On n’entre pas deux fois dans le même fleuve : c’est une évidence vu qu’un fleuve, c’est de l’eau qui coule, ce n’est jamais le même – bien qu’on dise que c’est le même, pour la commodité de l’entre-compréhension universelle. C’est le même fleuve et ce n’est pas le même : ainsi va la vie, faut que vogue le navire. Soit. Mais dans une piscine ? On se dit que c’est sans risques. Une piscine reste toujours la même. L’eau ne s’écoule pas, ni dans un sens ni dans l’autre, ni en avant ni en arrière. A défaut de pouvoir entrer deux fois dans le même fleuve, on se console à l’idée qu’on pourrait se baigner deux fois dans la même piscine. Notons qu’on ne sait pas trop ce qu’on gagne au change pour l’instant, mais en attendant, c’est rassurant de savoir qu’une telle chose est possible.

The Swimmer commence donc sur cette drôle d’idée : Ned Merrill (Burt Lancaster) décide de rentrer chez lui à la nage, en traversant la piscine de toutes les propriétés qui le séparent de sa villa ; « I’m swimming home », c’est sa formule. C’est une idée super, à l’en croire, et il a tout ce qu’il faut pour y arriver : un maillot de bain, une forme d’enfer, et des amis friqués. Cet alignement de piscines, Lancaster a l’idée d’appeler ça la « Lucinda River », du nom de sa femme. C’est une idée bizarre, au moins autant que celle de rentrer à la nage. Pourquoi appeler « rivière » une série de piscines, alors que c’est justement l’avantage d’une piscine, de ne pas être une rivière, d’être un lieu sûr, qui ne change jamais, sur quoi on peut compter ? C’est-à-dire : pourquoi réintroduire du temps, du mouvement, là où Lancaster avait la sécurité de l’immobilité, la certitude de rester ce qu’il est, de ne pas voir le temps lui échapper, en se baignant, pour l’éternité, dans la même piscine ?

Le voilà en tout cas parti pour une aventure qui promettait d’être la moins aventureuse que l’homme ait jamais conçue. Imaginez : nager d’une piscine à l’autre pour rentrer à la maison. Vous parlez d’un défi : un voyage de retour vers la sécurité conjugale du home, et tout ça sans même descendre le cours d’une rivière ou s’élancer sur la mer couleur de vin, comme Ulysse. Non : juste en plongeant d’une villa à l’autre, d’un martini à l’autre, dans le coin le plus prospère du Connecticut, sous le beau soleil d’été de 1966 – le plus bel été de l’histoire, toutes les chansons pop le disent. Pour l’aventure, on repassera. Le temps s’est figé au bord de la piscine, sous le soleil exactement. From here to eternity, il n’y a qu’un plongeon ; Lancaster se jette à l’eau : quel héros.



Schwimmbad Mitternacht de David Hockney (1978) ; j'avais pensé à A bigger Splash, qui date de 1967, mais la toile est trop connue. Le monolithe de celle-ci aura le mérite d'évoquer un autre voyage dans le temps - et au-delà de l'infini -, sorti la même année que The Swimmer, en 1968.

Sauf que rien ne se passe comme prévu. Fallait s’y attendre. C’est que si on comprend le mouvement comme ce qui passe par une série de points, ou qu’on pense une rivière comme un simple alignement de piscines, on bute forcément sur un paradoxe temporel. Comment le mouvement peut-il se décomposer en une série de points, de coupes immobiles ? Comment une série de piscines pourrait-elle former la moindre rivière ? C’est un paradoxe bien connu que si on confond le mouvement avec l’espace parcouru, le mouvement n’atteint jamais son but : la flèche de Zénon n’atteindra jamais sa cible si elle doit d’abord parcourir la moitié du chemin qui l’en sépare, puis la moitié de cette moitié, puis la moitié de cette moitié, et ainsi de suite, à l’infini, sans que la flèche fasse autre chose que tendre vers sa cible, sans jamais se ficher dedans.

Sur le chemin de la maison, voilà donc que notre héros se perd ; les choses familières prennent un tour inquiétant, les amis s’éloignent, méconnaissables, et les souvenirs oubliés, refoulés, remontent à la surface. Lancaster fait comme si de rien n’était, aussi longtemps qu’il le peut. Il plonge au ralenti dans la piscine des uns et des autres, en vrai dieu, comme s’il n’avait pas changé de maillot de bain depuis la fameuse baignade de From Here To Eternity. Et pourtant, quelque chose est arrivé, il ne sait pas quoi, mais tout sonne faux. C’est comme si les piscines, loin d’être le miroir d’éternité où il contemplerait narcissiquement sa propre réussite, l’avaient fait passer de l’autre côté et réfléchissaient, à l’instant de sa mort, le film de sa vie, accéléré et remonté à l’envers.

On était parti pour voir un film avec Lancaster en maillot de bain ; on se retrouve avec un film presque aussi abstrait que Marienbad ou Copie conforme. Le film propose à ce titre une curieuse image du temps. A un premier niveau, le temps se brise en une série elliptique de scènes disjointes les unes des autres, une suite discontinue de coupes immobiles à quoi correspond l’alignement des piscines traversées par Lancaster, qu’il parcourt en faisant des bonds dans l’espace qui sont autant de sauts dans le temps. A un second niveau, cette série discontinue ne bifurque pas dans toutes les directions, comme le labyrinthe de Marienbad : elle finit par se boucler en prenant la forme d’un cercle qui ramène effectivement Lancaster à la maison, à son point de départ.

Le temps, dans The Swimmer, est ainsi à l’image d’un cercle brisé, d’une série de tangentes qui finirait par décrire un cercle. Voyez le schéma 1 (car il est temps de donner à ce texte une apparence de sérieux) :




A titre de comparaison, le schéma temporel de Marienbad, fourni par Resnais et Robbe-Grillet est infiniment plus complexe et fuyant, et ne s’apparente à aucune figure géométrique reconnaissable, sinon à une partition de musique. Voir le schéma 2 :



"La dernière clé de Marienbad", Cahiers du Cinéma n°125 p.48

A l’idée d’un temps qui s’écoule tout uniment comme un fleuve se substitue donc, à un premier niveau, l’image d’un temps disjoint en une série de piscines séparées les unes des autres. Si bien que Lancaster, en passant d’une piscine à l’autre, fait à la fois des bonds dans le temps, dans l’avenir ou dans le passé, on ne le sait pas trop. Il se retrouve confronté à l’ancienne baby sitter de ses enfants, qui a trouvé le temps de grandir, on ne sait pas quand. Puis il fait face à des amis à qui il doit de l’argent, lui qui se croyait riche, pas du tout dans le besoin. Puis à une maîtresse qu’il a abandonnée, mais c’est à peine s’il s’en souvient, à croire qu’il ne l’a pas vécu ; et tout ça, sans qu’on arrive à savoir si ces rencontres permettent de reconstituer son passé (ce qui lui est arrivé avant que le film commence), ou s’il avance à grands bonds discontinus dans son propre avenir, chaque étape, au bord de la piscine, lui permettant d’apprendre ce qu’il a loupé dans l’ellipse de quelques années qui le fait bondir, sans continuité, d’une piscine à l’autre. C’est comme une course en ligne droite où le coureur, désorienté, se perdrait à mi-chemin, et ne trouverait plus l’arrivée. Ou alors, c’est un long sommeil entrecoupé d’éveils, où le dormeur aurait besoin d’apprendre ce qu’il a manqué dans l’intervalle. Un peu comme dans Inception en un sens ; la piscine jouerait le rôle du « kick » qui permet à Lancaster de se réveiller et de se demander où il se trouve. La critique des Cahiers du cinéma évoquait Rip Van Winkle, un des contes américains fondateurs, où le vieux Rip s’endort vingt ans au pied d’un arbre, et ne reconnaît plus à son réveil, le monde qu’il a quitté ; à cette différence près que Lancaster, dans The Swimmer, est une sorte de Rip Van Winkle somnolent, qui ne cesserait pas de s’endormir et de se réveiller.

A ce premier niveau, le film prend l’apparence d’une satire sociale. On est à la veille de 1968. Les modèles identifiants des années 50 fuient dans tous les sens et le parcours de Lancaster se comprend alors comme un « processus de démolition », selon la formule de Fitzgerald, l’influence revendiquée de John Cheever, qui a écrit la nouvelle dont s’inspire The Swimmer. Lancaster parvient au but de son voyage, mal en point, éreinté, transi, sous la pluie qui s’est mise à tomber sans désemparer. Il fait moins le malin maintenant. Et que trouve-t-il ? Une porte close, une maison vide. La femme a disparu. Les enfants aussi. Entre temps, on a appris que sa vie n’était pas si idéale. Il avait tout, une femme, des enfants, une villa. Il n’a plus rien, à part des dettes monstrueuses ; même l’épicier du coin ne se gêne plus pour lui réclamer devant tout le monde l’argent qu’il lui doit, c’est dire s’il a touché le fond. Ses filles sont des délinquantes aux dires du voisinage : on ne sait pas, mais elles ont dû entendre Dylan brancher sa guitare et suivre la Highway 61, avec des motards. Ca ne leur disait plus rien de boire des martinis avec papa, au bord de la piscine. On les comprend.

L’allégorie ne fait pas toujours dans la finesse, et on peut regretter qu’une des dernières étapes du voyage de Lancaster soit une piscine municipale, où le héros se perd, anonyme, dans la foule sans visage des baigneurs, comme si c’était là le comble de la déchéance sociale – tandis que le comble de la réussite, semble-t-il, c’est de pouvoir se payer le luxe de ne pas se baigner dans sa piscine privée, puisqu’en dehors de Lancaster, on ne voit aucun de ses voisins piquer une tête, ou même être en maillot de bain. Si la piscine privée est le signe d’une vie « réussie » mais sans authenticité, aller à la piscine municipale semble le signe d’une vie ratée. Séguéla aurait pu le dire. Mais passons. Avec les Américains, on ne doit pas s’étonner : pour eux, une piscine municipale, ça doit être le début du communisme, la fin des haricots.

(Toujours est-il que la satire dut leur paraître suffisamment mordante pour qu’on voie un clip publicitaire se proposer de réécrire le film et remettre toutes les choses en ordre :


Publicité Levis (réal. : Tarsem Singh, 1992)

L’Amérique idéale des années 50 et des garden parties ; le lonesome swimmer qui embarque la fille à papa ; et pas un seul noir en vue, seulement la musique de Dinah Washington, car il faut reconnaître que les noirs « ont le sens du rythme » (comme le chauffeur noir le dit ironiquement à Lancaster dans The Swimmer). Soit, sous couvert d’un hommage révérencieux, une restauration pure et simple des mythes que le film entendait mettre en crise.)

A un second niveau, les lignes discontinues finissent par décrire un cercle. Le temps forme une boucle, un cercle brisé, sans point de départ ni d’arrivée ; une roue dans quoi l’homme tourne sans cesse. En un sens, quand Lancaster parvient chez lui, il atteint seulement un point de relance : le voyage ne l’a pas mené ailleurs mais à son point de départ (le home) ; le point d’arrivée est en même temps un point d’origine, conformément au voyage de retour qu’il a entrepris. Ce temps cyclique, auquel les lignes discontinues se rapportent, explique qu’on ne sache jamais si Lancaster, d’une piscine à l’autre, avance dans l’avenir ou revient sur ses traces, sur son passé. C’est, de manière indécidable, l’avenir qui fait retour ; ou bien le passé qui se tient en embuscade pour le ramener à son point de départ. On pourrait ainsi très bien imaginer que la scène finale ne soit que l’avant-dernière, celle qui précède les toutes premières images du film, où Lancaster surgissait du bois, sans qu’on sache d’où il venait, lui-même ayant perdu la mémoire et partant à la recherche de ce qu’il a oublié – le désastre permanent que fut, que sera, sa vie. On pourrait très bien imaginer que la fin ne soit qu’un replay et que Lancaster recommence, indéfiniment, à tourner dans sa roue, d’une piscine à l’autre. Le parcours de Lancaster s’approfondit alors d’une dimension existentielle : ce n’est plus seulement un processus de démolition par quoi se trouvent dénoncés les modèles sociaux de réussite promus par l’Amérique publicitaire. C’est, de manière plus essentielle, plus émouvante, la voie de l’homme qui ne cesse pas d'oublier et de se ressouvenir qu’il va vers sa mort, et qui s’entend sans cesse rappeler, au futur antérieur, le désastre qui l’attend à chaque instant, depuis toujours.



La tombe du plongeur (Paestum, Italie) fut découverte durant l'été 1968

Sébastien Raulin

vendredi 17 décembre 2010

Critiques, vos papiers : Outrage (T. Kitano)





Il ne faut pas se fier aux apparences : Outrage est le film le plus directement et le plus radicalement politique de Kitano. Et son enjeu est tout autre qu'un simple retour aux premières amours. Achille et la tortue ne mentait pas en annonçant, en conclusion de la trilogie fantaisiste ou fantasmatique, un renouveau stylistique complet (1). Sous les oripeaux fatigués du film de genre, Kitano reprend et subvertit tout un pan du cinéma japonais, celui de ses années de jeunesse et de formation autant que celui qu'il pratiquait lui-même, et inaugure une nouvelle période dans son œuvre.
Interrogé sur ce tournant dans la carrière de son ancien professeur de cinéma, le réalisateur Moriko Tetsuya (2) le confirmait et l'expliquait par l'abandon des préoccupations personnelles qui irriguaient ses ouvrages précédents. Et effectivement, le personnage romantique dont la violence dont la violence le dispute au désespoir, soit que l'une entraine l'autre ou l'inverse, ce personnage reste au vestiaire, remplacé par une ribambelle de caïmans cyniques et froids. Achille et la Tortue annonçait déjà l'évolution en congédiant ce nihilisme flamboyant pour lequel Kitano s'est fait connaître en Occident (particulièrement avec Sonatine) mais qui n'avait plus lieu d'être puisqu'il supportait des conflits désormais réglés et des inquiétudes dépassées. En somme, le « personnel » kitanien n'est plus ce qu'il était et Outrage n'est de ce point de vue pas plus commercial ou moins investi que ses autres films. En témoigne l'intensité du contenu référentiel qui le traverse. Au début de Glory to the filmmaker!, Kitano se servait des moniteurs d'imagerie médicale pour renommer son cerveau cinéaste avec les noms de Ozu Y, Fukasaku K, Kurosawa A et Imamura S. Et sauf pour Ozu, ces figures cinématographiques intimes se retrouvent dans Outrage (3). Mais elles n'y opèrent pas comme des clins d'œil aux initiés, à la Tarantino, pas plus que Kitano ne joue avec les spectateurs à une espèce de "Où est Charlie ?" spécial cinéma japonais. Elles donnent plutôt lieu à tout un jeu de renvois, un enchâssement des unes dans les autres (Kitano et les poupées russes) par lequel le film produit du sens.

Trivialité du criminel

Kitano n'a jamais caché sa dette cinématographique envers Fukasaku. En faisant ses débuts derrière la caméra avec Violent cop, il remplaçait en fait le vieux Maître qui avait abandonné le projet par peur de devoir diriger le comique Beat Takeshi. Il finit quand même par l'enrôler pour Battle Royale, tandis que Kitano lui rendait un hommage appuyé dans son Sonatine en reprenant des éléments de Guerre des gangs à Okinawa. Enfin Outrage, qui est la relation de l'ascension rapide et de la destruction brutale du clan Otomo pris dans les intrigues intestines du milieu yakuza, paraît inspiré de Combat sans code d'honneur, chronique de la constitution d'un clan dans le Hiroshima d'après-guerre, de sa montée en puissance et de sa décadence provoquée par l'avidité des uns et des autres et par les manipulations de son caïd et du Parrain local.
D'Outrage à Combat sans code d'honneur, des motifs se retrouvent avec des variations. Le corps tatoué de Misuno faisant l'amour pour la dernière fois évoque irrésistiblement celui de Hirono Shozo dans des circonstances presque semblables. Les phalanges coupées et offertes en réparation des offenses sont identiquement rendues par le Parrain dans les deux films, accompagnées d'un don d'argent qui sert surtout à appuyer la domination du donateur et à obliger le bénéficiaire à un règlement de comptes clan contre clan. Mais à la différence de ceux de Kitano, les personnages de Fukasaku sont aveuglés par le jingi, notion rendue imparfaitement dans le titre français par « code d'honneur » mais qui renvoie plutôt à une suite de conduites ritualisées, dont l'obéissance au chef jusqu'à la mort et la mutilation propitiatoire sont les plus connues. Hirono pense qu'il fait l'amour pour la dernière fois parce qu'il a accepté la mission que lui a confiée son patron, dût-elle lui couter la vie, mais il s'agit aussi bien d'une illusion puisqu'il survit finalement à toutes les purges et les vendettas. Quant au don d'argent en échange de la phalange coupée, il n'oblige son bénéficiaire qu'en tant qu'il reste régi par le code rituel du jingi, en l'occurrence le financement des funérailles du moignon. Combat sans code d'honneur montre ainsi l'importance idéologique du jingi comme mode de pacification de la société dans le chaos de la défaite, puis son délitement face à une nouvelle réalité, où business et finances ont plus d'importance que les partages claniques. À la toute fin du film, Hirono Shozo, corps maigre flottant dans son costume, reste le dernier représentant du règlement traditionnel et se pose dans un rapport de répulsion à ce que sont devenus les yakuzas modernisés. Outrage se construit au contraire sur l'absence de cet homme contre son milieu au nom des traditions même de ce milieu. La phalange coupée est tout bonnement refusée comme pratique obsolète et démonétisée, tandis que le don d'espèces en est déconnecté et directement branché sur les tueries à venir. Et Misuno ignore qu'il fait l'amour pour la dernière fois car il n'a aucune idée de mourir pour son patron, ça ne fait pas partie de son programme qui parait plutôt être de s'enfuir le plus vite possible. Les personnages sont ainsi débarrassés de toute illusion, non seulement ils se savent pris dans un complexe d'intrigues et de manipulations multiples, mais ils s'en font les acteurs volontaires, ils y rajoutent tout ce qu'ils peuvent pour tirer leur épingle du jeu, s'emparer d'un nouveau territoire, devenir caïd à la place du caïd. Les frères jurés se spolient et s'entretuent, les comploteurs ne rêvent que de trahir leurs complices, le jingi n'est qu'une vaste farce, un hochet pour gangsters mal dégrossis, et il ne reste personne, absolument personne, pour sauver la face de l'éthique yakuza en se dressant contre sa corruption, quitte à y laisser sa peau. Kitano s'oppose ainsi à la légende de la noblesse yakuza dans la façon dont elle a été remise à un héros solitaire aussi bien dans son propre cinéma que, à travers Fukasaku, dans tout le cinéma japonais.

Bureaucratie de la violence
Mais le gangster chevaleresque n'est pas le seul à subir les outrages d'Outrage. Kitano ne tombe pas dans l'espèce de posture post-moderne qui consiste à remplacer la glorification de l'homme violent et du pouvoir qu'il détient par une fascination pour la violence elle-même et pour son esthétique (4). On a beaucoup et très mal parlé de la violence dans Outrage. Il est vrai que le film est plein de sang, de tortures inhabituelles (à la roulette de dentiste) et de mises à mort originales (pendu dans un accident de voiture, à la façon d'un strip des Idées noires de Franquin). Mais tout cela est surtout montré sans complaisance : ni l'esthétique de la violence ni la douleur des victimes (toutes également maffieuses et tortionnaires) ne sont les sujets de ces scènes. La cruauté n'est qu'une question d'occasion associée à l'exécution d'un labeur normalisé. Les yakuzas sont dépeints en fonctionnaires du crime, ce qui n'est pas forcément une nouveauté ; mais surtout leur activité professionnelle est filmée en conséquence, non magnifiée et avec une absence d'emphase qu'on imaginerait bien appliquée à un travail de bureau. Kitano tient de façon paradoxale la promesse faite à la fin de Takeshis', de ne plus faire de film de yakuzas. Car si Outrage met en scène des yakuzas et rien d'autre, c'est pour mieux étriller les canons du genre et il s'agit moins d'un « film de yakuzas » que d'un film sur des yakuzas. Ainsi, alors que Fukasaku procédait à la ré-inscription d'enquêtes mi-sociologiques, mi-policières, dans les cadres plus ou moins figés du genre, Kitano se livre à une recomposition quasi entomologique (meurtres commis par des insectes, sans passion et sans beauté) d'une société yakuza abstraite. Les séquences s'enchaînent sans intensification ni diminution au fil d'une intrigue qu'on a vite fait de perdre de vue. À la fin d'Achille et la tortue, le peintre ne trouve plus, pour se représenter à sa sortie de l'hôpital, qu'à exposer une cannette rouillée et défoncée, objet industriel et de consommation de masse déchu de sa destination initiale et ré-investi dans une séquence nouvelle. Il s'agit moins d'une reprise – impossible – de l'urinoir duchampien que d'une inscription dans une esthétique du ready-made que Duchamp ne finit pas d'inspirer (l'exposition à la Fondation Cartier a révélé le talent de plagiaire du plasticien Kitano). Quoi qu'il en soit, cette cannette est présente à chaque plan d'Outrage, comme principe d'une figuration dont la mise en scène serait au service d'une interminable enfilade d'objets-prêts. Le récit se délite sous la poussée de la répétition, la logique narrative (« à la suite de quoi... ») cède face à une logique accumulative (« une fois... une autre fois... »), soulignant la froideur, l'absurdité et l'irrémissible de chaque accès de brutalité.
On pense à la manière d'Imamura, à la précision distanciée avec laquelle il suit un tueur en série (La vengeance est à moi) ou perd ses personnages dans les rues d'Hiroshima atomisée (Pluie noire). Mais aussi, sous un autre aspect, à l'ethnographie imaginaire de La ballade de Narayama, où l'invention de toutes pièces d'une société et de sa culture permet son isolement et le développement en son sein d'une fable à portée universelle. Les yakuzas d'Outrage sont dans la même situation que les villageois d'Imamura. À l'écran, tout est yakuza. Même le flic qu'on ne voit qu'en train de vendre ses services aux caïds ou au Parrain, surtout quand il a l'air de faire son travail de flic. Même l'ambassadeur qui ne tarde pas à se prendre à la dynamique criminelle et à réclamer une plus grosse part du gâteau. En somme, il n'y a rien, littéralement, en dehors des yakuzas, les yakuzas sont tout et tous, et cette abstraction de leurs pratiques en dehors de tout contexte social en fait un paradigme de l'ensemble de la société capitaliste. Leur violence bureaucratique n'est qu'une forme à peine exacerbée de la concurrence de marché et les variations qu'ils y mettent se résument à la production d'une plus-value sadique en marge de la plus-value économique. Puis, en installant un casino dans l'arrière-salle d'une ambassade africaine, et en enrôlant l'ambassadeur comme portier en frac avant de l'abandonner à faire le sale boulot avec une pelle et un cadavre (traiter les cadavres : le comble du déshonneur au Japon), les yakuzas ne font finalement pas autre chose que d'adopter la conduite des élites politico-industrielles vis-à-vis de l'Afrique. (Il n'y a pas à délirer un racisme de Kitano. Le personnage de l'ambassadeur n'est pas plus mal loti, cinématographiquement parlant, pas plus ridicule que la plupart des Japonais du film.) En fin de film, l'anéantissement des clans intermédiaires assure l'accès à l'hégémonie d'un Parrain à présent flanqué d'un comptable et lancé dans la haute finance. La Bourse, dernier Eldorado du crime organisé.



Mort
Kitano a souvent dénoncé la main mise des yakuzas sur le Japon (5). Outrage pousse à son terme la logique de ce constat. Ces nervis s'entretuant pour s'approprier les circuits économiques les plus rentables font la chronique de la montée d'un fascisme new look, un fascisme du tiroir-caisse dans lequel l'alliance de l'argent et du pouvoir s'est débarrassée des couvertures culturelles traditionnelles. Et comme tous les fascistes, ceux-ci n'ont qu'un mot d'ordre : vive la mort ! Ce n'est pas qu'ils se réjouissent d'être mortels, de pouvoir tuer et être tués. C'est que l'absence de leurs cas de conscience, le filmage singulièrement dépassionné de la violence et le refus délibéré de toute montée dramatique les placent entièrement du côté de la mort. La mort n'est pas leur métier, elle est leur essence. Pour Kitano, c'est l'occasion de régler un problème de représentation. Les plans de cadavre ne sont plus ce qu'ils étaient dans les films précédents, le temps nécessaire à la condensation du sentiment de la mort. À la place, ils figurent le résultat presque mathématique et sans importance de ce qui a fait venir là un cadavre. Car évidemment, dans ce monde de mort, la mort physique se pose en continuité naturelle et non en rupture de réalité. Mais en réglant ce problème, il en pose un plus général. Le titre du film reprend partiellement celui de The Outrage, remake, réalisé par Martin Ritt, du Rashômon de Kurosawa. Et effectivement, avec Outrage, Kitano organise sur une pluralité de films ce que Rashômon faisait sur un film unique, c'est-à-dire la mise en relation de plusieurs témoignages, tous différents, à propos d'un même meurtre, jusqu'au récit d'un voyant parlant au nom de la victime, du côté de la mort (6). Et c'est là tout l'enjeu figuratif : embarquer tout un pan du cinéma japonais (et mondial, car le Japon n'a pas l'exclusivité des films glorifiant la violence) pour questionner les contenus admis de représentation de la violence et ce qu'ils signifient politiquement. On comprend mieux alors ce qui distingue Outrage d'un film de yakuzas : si tous les canons du genre y sont repris avec méticulosité, c'est pour y être desséchés, vidés de leur substance et rendus à leur réalité morte. Le film ne se pose ainsi ni en rupture, ni en renouvellement. Il s'inscrit directement dans une continuité historique et grâce à cette inscription en constitue un point d'achèvement. D'une certaine manière, on peut dire qu'il n'y a plus de film de yakuzas possible après Outrage. Et il faut avouer qu'il y a quelque chose de vivifiant à voir cette violence de domination ramenée à ce qu'elle est, éteinte dans son dévoilement : violence depuis la mort, dans la mort et pour la mort.

De Kitano, on peut désormais tout attendre, le pire comme le meilleur. Le pire, ce pourrait être par exemple une infinie reprise de tous ses films : après la révision de Sonatine, celles de Zatoïchi, de Kids return, de Jugatsu, de Violent cop, etc., longue suite qui ne manquerait sûrement pas de s'enfermer progressivement dans la lassitude. Quant au meilleur

Stéphane Pichelin

(1) Voir sur ce blog, Kitano entre le réel et sa représentation : http://spectresducinema.blogspot.com/2010/05/admiration-de-takeshi-kitano.html

(2) Interviewé pour Jet FM, à l'occasion du dernier Festival des 3 Continents, par Gérard Aubron et moi-même.

(3) Sauf défaut de vision de ma part, toute référence à Ozu est absente de Outrage. Ce n'est pas forcément étonnant. Dans son récent livre d'entretiens (Kitano par Kitano), Kitano est très explicite sur ce que le rythme propre à Ozu lui est parfaitement étranger. Quand au pastiche qu'il lui réservait dans Glory to the filmmaker!, il était de loin le plus malaisé et inabouti du film.

(4) Quitte à excuser cette esthétisation de la violence par la déclaration d'une volonté politique de dénonciation, ce qui me semble être le cas chez des réalisateurs comme Miike, Ishii, ou Fukasaku sur la fin, quoi qu'il en soit par ailleurs de leurs talents respectifs.

(5) Par exemple dans le film que lui a consacré Jean-Pierre Limosin pour la collection Cinéma de notre temps (Kitano, l'imprévisible). On a du mal, vu d'ici, à s'imaginer l'emprise sur le Japon de yakuzas qui ont tout à fait le pouvoir d'interdire un écrivain de publication ou un cinéaste de production. Là encore, Fukasaku en donne un témoignage effrayant dans Combat sans code d'honneur ou dans Police contre syndicat du crime. Mais il y adjoint toujours un personnage romantique qui sauve in extremis la prétendue noblesse d'âme yakuza et inverse toute la dénonciation : tous pourris, sauf quelques gangsters. L'audace de Kitano radicalisant le propos en ne laissant aucune porte de sortie au système tient peut-être à une conjonction de facteurs, tels que sa relative indépendance de producteur (à travers Office Kitano), sa puissance de star médiatique (Beat Takeshi), ou le fait que ses films sont très marginalement distribués au Japon et font la plus grande part de leur carrière à l'étranger (notamment en France).

(6) On peut également noter à l'appui de cette idée que Rashômon signifie Porte des démons et que la séquence pré-générique d'Outrage est constituée par un défilé de voitures de yakuzas, esprits mauvais, passant la porte de la propriété du Parrain.

lundi 6 décembre 2010

Critiques, vos papiers : Scott Pilgrim (E. Wright)



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Voici venu Scott Pilgrim, héros canadien d'un film sorti sur le tard en France et en catamini, un peu comme American Trip quelques mois plus tôt. Il paraîtrait que les salles n'en veulent pas, ce dont on peut s'étonner au vu du "potentiel marketing du produit" : un teen-movie adapté d'une BD qui se déroule sur fond d'épopée rock, le tout revisité par les codes du jeu vidéo de combat, et porté par une jeune vedette de la comédie américaine... difficile a priori de faire plus "endeur", plus "fun". Il faut croire que ce type de films s'adresse comme on dit dans le commerce à une "niche" qu'il est d'usage de désigner aujourd'hui par le néologisme "adulescents".

Scott Pilgrim reprend, recycle, entrechoque joyeusement les genres et les régimes d'images dans un maelstrom d'effets numériques parfois léchés ou, le plus souvent, ostensiblement désuets. La couleur est annoncée avant même les premières images avec l'apparition du logo Universal pixellisé et accompagné du jingle remixé dans le style « Gameboy ». De même, les «Zzzzzz », « Driiiiing » et autres onomatopées propres à la grammaire de la BD sont ici reproduits à l'image pour rappeler les origines impures du film, quitte à redoubler inutilement la bande-son. Tout est donc bricolé pour faire vibrer la fibre nostalgique d'une catégorie sociologique apparue récemment dans les médias, ces fameux « adulescents », expression dont on se demande si elle correspond à grand chose, sans doute parce qu'elle cherche à mettre le doigt sur un entre-deux forcément un peu flou. Ce serait qui, quoi ? On imagine, de jeunes adultes qui fuiraient les responsabilités ennuyeuses de leur âge en prolongeant une adolescence passée à jongler entre, grosso modo, l'ordinateur, la guitare électrique, la planche de skate et la console de jeux. Difficile de juger de la pertinence de cette catégorisation très appréciée des journalistes en manque d'étiquettes sur lesquelles disserter. Toujours est-il que cette pochade bien-d'son-temps reposerait sur l'incarnation parfaite de l'adulescent tel qu'on nous l'a présenté : Michael Cera, dont le charme juvénile et la petite voix un peu nasillarde paraît toujours en constant décalage avec l'univers viril et héroïque de ses passe-temps. De fait, lui et sa bande d'amis ont environ 25 ans, mais ils vivent au royaume de l'entertainment, où l'on prend soin de leur âme d'ado. Ils mènent probablement la même vie que dix ans plutôt : séances de répèt' de leur groupe, parties endiablées sur les bornes d'arcade de jeu vidéo, etc.

En phase avec son public supposé, Scott Pilgrim réalise le fantasme typique du « gamer » : la fusion du monde du jeu et de la réalité quotidienne, ou plutôt la contamination de l'un par l'autre. Il en résulte un "nouveau monde" où, quand on pisse, la jauge de l'urine apparaît et descend en flèche (les personnages deviennent des Sims). Un tel dispositif donne lieu à quelques idées plutôt amusantes mais il suppose surtout le même type de rapport frustrant au film qu'Avatar : l'impression que le personnage jouit de l'univers qu'il découvre sans que le spectateur partage pour autant avec lui les plaisirs et les sensations rendues possibles par l'irruption du jeu. Pour dire les choses simplement : regarder jouer son pote au fond du canapé, ça va 5 minutes. C'est toujours plus sympa quand on a la maîtrise de la manette.

Notons au passage que c'est également la grande imposture de la 3D que de prétendre nous immerger pleinement dans le monde merveilleux d'un film. L'intérêt d'une approche immersive réside dans le rapport actif de découverte, qui devrait faire du spectateur, un acteur, un aventurier, un explorateur, avec toutes les sensations fortes qui vont avec. Or, cette fonction-là est historiquement dévolue au jeu vidéo qui développe et perfectionne en ce moment même (voir la sortie récente de « Kinect ») une relation étroite et active du joueur qui ne passe plus par la médiation de la manette mais directement par le corps. La fin de ces « prothèses » combinée à des jeux en 3D fera peut-être bientôt advenir l'ère du joueur « Néo », qui se baladera allègrement dans des mondes virtuels comme le héros de Matrix. On peut aussi imaginer que bientôt des jeux utiliseront les techniques de réalité augmentée, permettant l'intégration d'éléments virtuels à notre environnement réel, exactement comme dans le film.

Revenons donc à notre Scott Pilgrim, l'éternel ado qui combat, comme sur Street Fighter, les « ex » de sa nouvelle copine. N'est-ce pas une curieuse idée que celle de devoir exterminer tous ces « ex » pour « gagner » la fille ? Traditionnellement, depuis le Moyen-Age (on peut même remonter jusqu'aux fondements du règne animal), c'est plutôt avec les rivaux qu'on se bat. Enfin... Toujours est-il que Scott Pilgrim retrouve du poil de la bête au gré de ses victoires, en apprenant à maîtriser ses sentiments (estime de soi, amour...) comme autant de nouveaux super-pouvoirs. Ce n'est, au final, pas très différent d'un Spider-Man, à ceci près que pour Peter Parker la découverte des pouvoirs suivait de près celle d'une vocation : sauver le monde, quitte à laisser la petite amie sur la touche. Scott Pilgrim, en bon ado, est plutôt du genre séducteur, égoïste et immature. Il n'emploie ses capacités que pour résoudre ses problèmes de coeur.

A ce sujet, attardons-nous un instant sur le photogramme ici présenté qui illustre bien cette obsession adolescente un peu puérile. Il s'agit d'un plan qui passe probablement inaperçu puisque que comme toute bonne comédie trépidante qui se respecte, rares sont les plans qui doivent dépasser les 2 secondes. L'épée enflammée que tient Pilgrim sur l'image, il s'en est emparée un peu à la manière du roi Arthur avec son Excalibur, sauf que Scott la portait déjà en lui, il la tire de sa poitrine : ses combats ne sont que la quête de ses propres qualités, qu'il transforme en arme pour passer d'un niveau à un autre de son jeu amoureux ; qualités toujours déjà-là, préexistantes, au plus profond de son coeur. Arthur, lui, en arrachant son épée mythique du rocher se voyait confier une mission politique d'une toute autre envergure : régner, devenir roi de Bretagne. Mister Pilgrim se contentera d'une meilleure gestion de sa vie amoureuse.

L'autre élément marquant dans ce plan, ce sont les indications en bas à gauche, imitant les jauges des personnages de jeu, encore une fois. Traduisons. Pour qu'il triomphe, notre héros doit avoir : du coeur, des couilles, de la ruse et de la volonté. A l'époque du roi Arthur on aurait dit avec plus d'élégance qu'Arthur est un preux chevalier au coeur pur, quelque chose comme ça. Aujourd'hui, ces qualités sont des compétences qu'on peut chiffrer et optimiser.
On retrouve-là, sur le plan sentimental la même logique déployée dans l'univers professionnel impitoyable de The Social Network : obsession du score, de la compétition, de l'écrasement des autres joueurs. Mais n'inversons pas l'oeuf et la poule. Le jeu vidéo lui-même, n'est que la variation ludique d'un principe fondateur de nos sociétés soit-disant "méritocratiques" : la notation. Dès le plus jeune âge, on évalue, on attribue un chiffre, une note en nous faisant croire qu'elle ne dépend que des efforts et des « capacités » de l'élève, en passant sous silence l'importance fondamentale du capital social, économique et culturel (c'est-à-dire de la naissance) comme si la note plus ou moins haute dépendait uniquement du temps passé à travailler. Plus tard, ces notes se transforment en bac + un chiffre, puis en salaire, déclinable en net, brut, annuel, etc. C'est ainsi que sont distribués et valorisés à la manière d'actifs financiers les rôles qu'on nous fait jouer dans la vie active. La conséquence de ce jeu de miroir avec les jeux vidéo est que certains élèves mal notés vont en retour chercher dans ces derniers la gratification numérique qu'ils n'ont pas obtenue en classe. L'esprit formaté comme un disque dur par le système scolaire, nous sommes conditionnés de manière à ne reconnaître comme valorisant que ce qui nous attribue un rang, une note, un chiffre. L'âge du numérique, que Deleuze avait lucidement anticipé (1), c'est donc certes le virtuel, mais c'est aussi, a proprement parler, des chiffres. Et ce sera, pour le moment, le mot de la fin.

Raphaël Clairefond

(1) "Les sociétés disciplinaires ont deux pôles : la signature qui indique l'individu, et le nombre ou numéro matricule qui indique sa position dans une masse. C'est que les disciplines n'ont jamais vu d'incompatibilité entre les deux, et c'est en même temps que le pouvoir est massifiant et individuant, c'est-à-dire constitue en corps ceux sur lesquels il s'exerce et moule l'individualité de chaque membre du corps (Foucault voyait l'origine de ce double souci dans le pouvoir pastoral du prêtre - le troupeau et chacune des bêtes - mais le pouvoir civil allait se faire « pasteur » laïc à son tour avec d'autres moyens). Dans les sociétés de contrôle, au contraire, l'essentiel n'est plus une signature ni un nombre, mais un chiffre : le chiffre est un mot de passe, tandis que les sociétés disciplinaires sont réglées par des mots d'ordre (aussi bien du point de vue de l'intégration que de la résistance). Le langage numérique du contrôle est fait de chiffres, qui marquent l'accès à l'information, ou le rejet. On ne se trouve plus devant le couple masse-individu. Les individus sont devenus des « dividuels », et les masses, des échantillons, des données, des marchés ou des « banques ». C'est peut-être l'argent qui exprime le mieux la distinction des deux sociétés, puisque la discipline s'est toujours rapportée à des monnaies moulées qui renfermaient de l'or comme nombre étalon, tandis que le contrôle renvoie à des échanges flottants, modulations qui font intervenir comme chiffre un pourcentage de différentes monnaies échantillons."

Gilles Deleuze, "Post-scriptum sur les sociétés de contrôle", in L'autre journal, n°1, mai 1990

Origine : http://aejcpp.free.fr/articles/controle_deleuze.htm

lundi 1 novembre 2010

Critiques, vos papiers : The Social Network (D. Fincher) / La Vie au Ranch (S. Letourneur)

The Social Network


Ping-Pong Chat

Après l'interminable enquête policière de Zodiac sur plusieurs décennies puis Benjamin Button, lourde fresque pompière et révisionniste étalée sur un siècle (voir notre article ici), voici revenir le petit malin Fincher avec un film où tout va plus vite, tout est condensé. Son goût pour les glorieux destins le mène au cas Zuckerberg qui a installé Facebook en quelques années et quelques lignes de code informatique tapotées à tout allure sous l'emprise de l'alcool et de l'excitation : tension, nervosité, rapidité. En calquant sa mise en scène sur l'accélération des échanges et des publications sur Internet, le style du cinéaste gagne en efficacité et se dépouille (presque) des tics qui rendaient ses films si irritants. A l'exception d'une ou deux séquences en accéléré ou au ralenti dans lesquelles Fincher cède à la tentation de la « belle image » (voire la scène clippée de la course d'aviron), ce travail sur la vitesse qui caractérise The Social Network passe davantage par la manière de mettre en scène les dialogues secs et percutants d'A. Sorkin. Dès la première séquence (dialogue de rupture entre Zuckerberg et sa copine), le spectateur français, déjà pénalisé par les sous-titres, peine à suivre le rythme infernal des échanges. Ce véritable ping-pong verbal s'achève par un imparable « smash » que le jeune homme ne pourra pas renvoyer : « Les filles ne te fuiront pas parce que t'es un nerd, mais parce que t'es un connard » (c'est l'idée). A l'évidence, le scénario de Sorkin est une partition musicale au rythme intenable. Alors, que fait le musicien quand il a trop de notes à jouer ? Il les joue plus vite. Solution tout ce qu'il y a de plus pragmatique de la part du cinéaste pour tenir en 2H (voir ses entretiens), mais qui colle au plus près de son sujet.
Cette conception « ping-pong » des dialogues, évidemment empruntée à la « screwball comedy » (avec comme modèle ultime La Dame du Vendredi, de Hawks) se retrouve jusque dans la structure du film constituée d'allers-retours incessants entre les deux procès intentés à Zuckerberg et les flash-backs qui racontent la genèse du monstre Facebook. D'un bout à l'autre, les discours remplacent l'action ou la provoque, si bien que The Social Network aurait aussi bien pu être une pièce de théâtre. Fincher tire des partis pris de son scénariste un art de l'ellipse, puisqu'à chaque fois, l'instant décisif qui fait avancer l'action réside dans de subtils louvoiements entres mots et chiffres, cryptages et décryptages. A la fin, le personnage d'Edouardo Saverin, dont les parts dans la société ont été habilement diluées par ses associés a une discussion tendue avec Sean Parker qui lui a peu ou prou piqué sa place. Il lève le poing et finalement se retient. Les jeux sont faits. Une fois que les bons mots sont choisis et envoyés, la partie est gagnée et on peut sauter la suite : ellipse, toujours. L'associé de Zuckerberg en prend conscience dès la rencontre avec Parker. Il sait qu'il ne peut pas rivaliser avec son sens de la tchatche. Sean Parker (Timberlake), n'est peut-être pas un génie du langage informatique mais il excelle dans cet art de la mise en forme rhétorique : il a l'intuition d'enlever le « The » de Facebook (efficacité, toujours) et c'est lui qui fait preuve de bagout pour charmer Zuckerberg, puis pour convaincre un nouvel investisseur.
C'est là où le film peut agacer. Le génie de Zuckerberg et de Parker, c'est d'avoir toujours un coup d'avance dans la partie d'échecs géante qu'ils jouent. Dès lors, les dialogues tournent vite au pugilat, à la mesquinerie, à l'humiliation, dès lors que le coup décisif à été porté et mise en scène à grand coup d'ellipse.

The Game (over)
















Derrière les rivalités, les piques et les revirements d'alliance, la logique profonde du film est celle du jeu : jeu vidéo, jeu de stratégie... Et qui dit jeu, dit compétition. Zuckerberg vit dans le fantasme d'une maîtrise totale. Il est guidé par une seule ambition : la meilleure performance, mais pas forcément au sens financier, pas en tant que chef d'entreprise, plutôt en tant que gamer. Du reste, la séance de recrutement qu'il organise dans le film a tout d'une LAN (jeu en réseau, dans une même pièce type Counter Strike). Zuckerberg est bien un geek, pour qui le web est un grand jeu vidéo sans aucune règle bien établie, un formidable territoire que s'appropriera le plus malin et non pas le plus fort comme à l'époque de la conquête de l'Ouest.

On pourrait dire aussi que Facebook, pour lui, ce serait comme un Tétris : il emboîte les utilisateurs les uns aux autres pour gagner le plus de points et remporter la partie par rapport aux autres réseaux étudiants. D'ailleurs, on voit bien dans le film que les jumeaux sont des cons, ou plutôt des has been. Ils pensent encore que c'est en travaillant leur corps qu'ils rencontreront la gloire, le succès etc. Si Zuckerberg est un cerveau sans corps, suivant la formule consacrée, alors les jumeaux seraient un double corps avec un demi-cerveau posé dessus. Ils pensent qu'ils vont tout gagner avec leur course d'aviron. Hélas pour eux, c'est encore une fois Zuckerberg qui a un coup d'avance : non seulement ils perdent la course, mais il l'a retransmis la course sur Facebook.

Ce culte de la performance, du score, du jeu, et de la gloire qu'on en tire, pourrait bien se révéler symptomatique de la financiarisation de l'économie à l'œuvre aujourd'hui. Ces types brillants ne veulent pas forcément d'être plus riche que Bill Gates, ils ont juste la compétition dans la peau et vivent dans le royaume de l'immatériel. On peut imaginer que c'est aussi ce qui a perdu Kerviel, pris dans ce processus compétitif fondé sur une logique d'abstraction mathématique et financière. Se dessine-là, à gros traits, une nouvelle aristocratie du capitalisme encore plus décomplexée mais qui fait passer la tendance bling-bling pour un modèle obsolète. On peut trouver douteuse la fascination tellement américaine de Fincher pour ce type de personnages tout-puissants, pour leur réussite, leur argent, mais on ne peut nier que son film expose parfaitement leur logique, leur système. La domination symbolique de l'économie et de la société se fait beaucoup plus discrète : plus besoin de montrer son argent. Le compte en banque vaut comme score, et un score se suffit à lui-même. Zuckerberg n'étale donc pas son fric dans d'obscènes orgies comme les Winklevoss ou même Parker (que Fincher filme complaisamment au ralenti du reste), il reste au bureau en tongs et se satisfait de savoir que son Facebook "pèse" 25 milliards de dollars. Le chiffre vaut avant tout pour lui-même. Il ne représente plus rien de tangible. Il est suffisant pour acter l'écrasement de ses adversaires. Son objectif, c'est donc avant tout de battre ses camarades, puis ses concurrents, jusqu'à épuisement de tous les joueurs.

On pourrait s'amuser à retrouver ce motif du jeu dans la plupart de ses films dont l'en-jeu principal est toujours de décrypter et d'anticiper la stratégie de l'adversaire pour le faire tomber et emporter la partie : The Game, Seven, Zodiac, Fight Club... Une seule régle : toujours avoir un coup d'avance. Sauf que le jeu n'a en fait jamais rien de ludique, il tourne au combat de coq, et à la lutte à mort, avec tout ce que ça peut comporter de fascination malsaine pour la domination masculine, la virilité etc.

Punchlines

Mais revenons aux dialogues. Il a été dit et redit à la sortie d'Inglorious Basterds que les dialogues chez Tarantino, saturés d'anecdotes et de sous-entendus, avaient vocation à retarder le plus possible l'action, le surgissement de la violence. On retarde l'échéance, puis on tire, et on compte les morts. Dans The Social Network, toute la violence et la dramaturgie sont compressées dans les dialogues, dans la discussion. « L'action » ou plutôt son évacuation, ne fait plus que la valider, confirmer le rapport de force entre les personnages. La parole acquiert une puissance performative un peu effrayante.
Puissance à double tranchant qui a failli perdre Zuckerberg. Il a beau être le maître du cryptage, en revanche pour ce qui est de défendre ses choix et son attitude, point de diplomatie, ni d'équations compliquées. Il livre sur son blog ou face à ses accusateurs le fond de sa pensée et perd quelques points, d'autant plus que sur Internet « on écrit à l'encre, pas au crayon à papier » comme le rappelle fort justement l'ex de Zuckerberg. Il a écrit les mots qui blessent sur son blog au moment de la rupture, et ses regrets ne pourront jamais effacer la violence de ce qu'il a écrit à l'encre numérique, exposé aux yeux de tout le campus. De même, il s'était attiré les foudres de la gent féminine en la traitant de « bétail » (seul le succès de Facebook sera en mesure de faire remonter sa côte auprès des femmes avides de pouvoir et de succès).



La vie au ranch


Des femmes considérées comme du bétail


C'est l'occasion d'évoquer un autre film sorti en même temps et qui place la parole au centre de son dispositif : l'insupportable La Vie au Ranch. Là où The Social Network est tout tendu par la recherche d'une efficacité maximale des dialogues, le premier film de Sophie Letourneur s'attache à faire entendre les babillages les plus futiles, en pure perte. Paroles qui se marchent dessus, saturent les appartements étriqués et s'étirent jusqu'à plus soif, comme les fiestas des minettes jusqu'au petit matin. Les dialogues traduisent avant tout l'inconséquence et l'oisiveté de ces jeunes bourgeoises qui ne savent plus quoi « foutre » de la vacuité de leur existence. L'exercice de style a su séduire les critiques en raison de son formalisme (fine construction fictionnelle sous des airs naturalistes), mais vraiment, impossible de ne pas s'agacer devant ces 2h de pépiements et de crises existentielles aussi radicales que celle qui mène Pam', le personnage principal, à quitter la coloc' des copines d'enfance pour aller glandouiller et faire la fête à Berlin.

Waouw.

Alors, on aura beau venir nous parler de la mélancolie de l'individu étouffé par le groupe, de sa solitude, de ce que ça cache comme mal-être, mais hélas, toute forme d'empathie avec les personnages est sapée dès les premières minutes par l'étalement complaisant de leur nonchalance.

Si, à première vue, les épuisants bavardages de ces filles convoqueraient plutôt la métaphore poulaillère, c'est bien du ranch et du « troupeau » de vaches qu'il est question. On est justement atterré par l'absence totale de recul dont font preuve à la fois la réalisatrice et ses personnages sur la vie qu'elles mènent. Elles suivent le cours de leur existence, comme une vache regarde passer un train ou plutôt comme une vache regarderait le paysage changer à la fenêtre de son wagon à bestiaux. La fin du film qui voit les filles sortir enfin de leur univers artificiel (le séjour en Auvergne - attention, retour à la terre, aux authentiques valeurs les plus essentielles de la vie - et le départ pour Berlin) ne fait pas illusion. Aucune véritable remise en cause, ni mise en perspective de leurs habitudes. Elles ne font rien de leur apparente liberté d'esprit et de mouvement sinon que boire, faire la fête et se prendre la tête avec leur amant du moment. Sur l'affiche, les nanas portent chaque lettre du titre sur leurs fesses ou sur leur t-shirt, noir sur blanc. Elles sont souriantes, innocentes. Ca ne leur pose jamais problème d'être « marquées » de la sorte.

« Take all the social life of the campus and put it on Facebook »

En somme, elles sont de leur temps, puisque justement ce que met en avant le film de Fincher à propos de Facebook, c'est que le réseau social rend visible ce qui reste d'habitude caché dans la vie sociale : université, orientation sexuelle, situation maritale, etc. Zuckerberg dans le film regrette que les filles ne portent pas de panneau autour du cou pour dire qui elles sont, et surtout si elles sont célibataires. Les filles de Letourneur, assument donc aussi les déterminismes lourds qu'elles endossent. Elles pourraient porter des fringues estampillées "Ecole Alsacienne" un peu comme la copine de Parker se promenait en petite culotte marquée « Stanford ». dans le film de Fincher. Si Zuckerberg avait vu le film de Sophie Letourneur, on ne pourrait plus lui en vouloir d'avoir traité les femmes de bétail, puisque c'est ni plus ni moins la vision des femmes que véhicule le film, même si la réalisatrice s'en défendrait. Les dialogues du film charrient donc une sympathique accumulation de clichés tous liés à la superficialité et à la nature hystérique des femmes qui ne pensent qu'aux fringues et aux mecs. Contre-pied total à la vision des femmes de Tarantino, encore lui, qui filmait dans Death Proof une bande de copines rivalisant (brillamment) avec les hommes sur le terrain de la beauferie et de la virilité exaltée : des baffes, des bières et des gros mots, mais sans rien perdre de leur sensualité. Bon, il avait été souligné à l'époque que ceci n'était peut-être qu'un machisme à l'envers, le pur produit d'un fantasme masculin, mais c'est une autre affaire.

Et Zuckerberg, qu'est-ce qu'il en pense, lui ? Contrairement à ce qui a pu être écrit ici ou là, les femmes n'ont pas l'air de l'intéresser tant que ça dans le film. Savoir qu'il les a amenées à se « marquer » elles-mêmes sur le réseau qu'il a crée suffit certainement à son bonheur. Lui qui ne sourit jamais doit pourtant bien rire au fond de lui-même, caché derrière son écran d'ordinateur.

Raphaël Clairefond

NB : retrouvez la discussion autour du film sur le forum ici http://spectresducinema.1fr1.net/conversations-autour-des-films-f1/the-social-network-d-fincher-t652.htm

jeudi 28 octobre 2010

Critiques, vos papiers : The Other Guys (Adam McKay)



Les autres




L’annonce nous est faite avec fracas. Mais d’un fracas grotesque, absurde, tellement improbable qu’elle en est comiquement violente. On nous l’annonce : The Other Guys, les autres types, ce sont les autres, pas les héros. Ces derniers, grandes gueules, cabots et héros outranciers, ceux qui offrent le spectacle à coup de grandes actions et d’effets pyrotechniques, sont à sacrifier. Ceux que l’élan naturel de la narration aurait mis au centre du film, ceux qui avaient l’étoffe assumée et assurée pour porter ce vrai-faux buddy movie, échouent, lamentablement, portés trop loin par ce même élan, justement, trop loin. Trop loin dans la fiction, trop loin dans l’action : l’hyperbole les condamne à une fin tragique et envoie ces héros invincibles au fond d’un tertre. C’est d’ailleurs ici que réside le ressort comique, la farce, cette longue plongée qui suit des corps lourds luttant contre une pesanteur fatale, celle de croire pouvoir défier, à l’aide des préceptes des films d’action, les simples lois naturelles.


Cette mort comiquement violente est le deuil du film. Et son traumatisme, qui commande la conversion, sinon la confusion des genres ; le passage du film d’action au registre de la comédie…

Evacués donc les véritables héros. Place aux autres, à ceux qui restent, ceux qui se tenaient à l’ombre des démiurges de la police new-yorkaise. Ceux qui se cachent derrière leurs ordinateurs, à faire entrer et sortir chiffres et statistiques policières, à se passionner pour les infractions au code de l’urbanisme ou à ronger leur frein quant à l’opportunité de se tenir, pour une seule fois, dans le champ de l’action et du travail sur le terrain. Ceux qui n’étaient et ne sont pas destinés à être ou devenir des héros. Ce sera à eux de faire leurs preuves, sans que personne ne leur ait demandé quoi que ce soit. Ce sera à eux de boucher le vide héroïque, cette lacune dans la narration qui en devient rapidement et habilement le cœur et la force motrice. New York a perdu sa première ligne : les renforts sont appelés pour prendre relais et charge. On comprend les efforts qui seront dispensés, les risques qui seront pris, les méprises qu’il résultera du fait de revêtir de trop grands habits. Cette idée de mettre au centre de l’action ceux qui n’y étaient pas destinés, ceux qui sont justement privés de cette exposition sera la confusion première, architecture primitive du rire, sur laquelle le film pariera tout au long de son déroulement. Et cela même lorsque le propos se veut sérieux, lorsque la morale de l’histoire se dessine en voix off, à la conclusion, pour donner valeur aux héros anonymes, aux « autres gars » que nous sommes tous dans notre quotidienneté. Là aussi, ce rehaussement indu paraît incongru tant il apparaît au milieu d’un enchaînement de méprises.



Et au rire d’habiter ces situations intenables, où le rôle est joué à défaut de pouvoir être assumé. Ces clowns aux manches trop longues sont autant de profils qui ne coïncident pas avec les prétentions qui les motivent.

C’est d’ailleurs une constante comique chez McKay que de jouer avec les apparences. Le sensible est trompeur et ce qui est donné à voir n’est pas vraiment ce qui est. D’où le rire qui est avant toute chose une méprise. Les quadragénaires costauds sont autant d’esprits puérils et attardés (Step Brothers, 2008) de même que les figures propres et exemplaires on air peuvent s’avérer de redoutables et violents guerriers de rue une fois le direct terminé (Anchorman, Legend of Ron Burgundy, 2004). Dichotomie entre l’être et l’apparaître : la phénoménalité des personnages des films de McKay est le prétexte comique et le moteur narratif, celui-là qui donne rythme et tonalité à la comédie. Ici, ce sont des autres qu’il s’agit, et non pas de ces héros attendus et espérés. Deux losers, du moins, semble-t-il. Eux-mêmes sont des univers de contrastes et d’ambiguïtés. Mark Wahlberg, mâchoires carrées et serrées, celui qui se précipite dans l’action pour trouver la lumière de sa vocation, n’est qu’un amoureux transi prêt à enchaîner pointes et entrechats pour séduire à nouveau sa dulcinée. Point d’orgue du contre-emploi : rétrogradé, il trouvera une nouvelle vocation en conciliant danse et régulation de la circulation routière. Will Ferrell au physique ingrat de fonctionnaire pusillanime dissimule un charme auquel aucune femme ne peut résister, ce qui lui vaut un passif de proxénète et une femme superbe (Eva Mendes). Ajoutons un chef de police bicéphale (Michael Keaton) qui se mélange les pinceaux avec son deuxième job, celui de vendeur dans un magasin de cuisines et de salles de bain. Tout se confond et ce qui devient risible, ce qui s’entend comme le motif comique, ce sont finalement les distinctions qui se dessinent, les contrastes qui s’opèrent innocemment, sans heurt, sans contradiction, essence de l’absurdité. On tranche par la normalité avec laquelle se déroule ce qui ne l’est pas. Et plus le divorce est flagrant entre apparence et être, plus la formule est efficiente, le rire provoqué. 

A voir la comédie de plus près, et abstraction faite des fulgurances comiques qui la pigmentent, il reste une lourdeur du côté de la narration. Ou tout au moins ce qui peut être senti comme une lourdeur. L’enquête policière devient un second plan brouillé à mesure que les personnages, eux-mêmes errant à la recherche de la gloire et de la reconnaissance, s’empêtrent et se dispersent en confusion. Mais là aussi, les choses ne doivent être prises pour ce qu’elles ne sont pas. Cette intrigue policière, enquête improbable, n’est finalement que le support grotesque sur lequel les héros en puissance vont faire leurs dents, d’une manière aussi absurde et insensée. 

Cette kabbale scénaristique tient surtout pour le discours critique qu'elle tient. Madoff, Golden-Sachs, Lehman Brothers, Enron sont les modèles évoqués pour rendre intelligible ce galimatias inextricable. L’action policière remonte frénétiquement les pistes de trafic d’influence, joue avec les procès-verbaux de délits d’initié et transforme la Réserve fédérale en prison de haute-sécurité. Les actionnaires sont des porte-flingues et les investisseurs financiers, cintrés dans leurs trois pièces, manient l’AK-47 perchés sur un hélicoptère de combat. Les crimes et délits, ceux-là mêmes qui font le sens et le rythme des films d’action, s’exposent sur rames de papier et s’inscrivent sur les écrans des traders que l’on menace de mort comme s’ils étaient un rouage primordial d’une machination criminelle d’envergure. Il y a aussi une confusion, un mélange des genres qui rajoute à la comédie une solide valeur de lecture. A l’heure où les crimes financiers sont dépourvus de suites judiciaires, où les erreurs des uns sont soldées par la mansuétude complice des autres, les spéculateurs, ces « autres gars » en bras de chemise, camouflés derrière des écrans d’ordinateurs, à manier chiffres et abstractions économiques deviennent par là même les véritables criminels, à l’instar de n’importe quel baron de la drogue couillu. 



Bien sûr, il y a l’amitié, le noyau des buddy movies, surtout lorsque ces derniers sont singés dans leurs traits les plus grossiers. Là encore, une constante se dessine, l’influence d’Apatow pour qui l’affection est toujours une histoire de tensions et de retrouvailles, de ruptures circonstanciées et de renouveau. Dans Step Brothers ou Talladega Nights, l’amitié est en général une déception qui ne survit pas aux inadaptations des protagonistes. Le réel et l’incompréhension qu’il véhicule sont une souffrance qui met le couple à rude épreuve. Idem pour The Other Guys, le tandem est appelé à se désunir, la faute à leurs actes inappropriés. Mais ils se retrouveront, iront au-delà de la persécution d’une réalité trop normative, imposeront leurs convictions, leurs aspirations, finiront peut-être, à l’instar de la conclusion de Step Brothers, par gagner une certaine normalité et à, finalement, s’insérer dans le cadre fermé de leurs aspirations. Cette amitié regagnée constituera le retour d’une certaine normalité et chacun, dans ses attributions respectives, retrouvera le fil droit de son devoir, y compris le lieutenant de police, confus de sa collusion, citant l’air de rien des titres de TLC. Ici, la formule de cette nouvelle idée cinématographique de l’amitié dans les comédies US s’insère en écho au genre qu’elle parodie, le buddy movie. Ce qui lui fait moins assumer sa cohérence narrative, au contraire de Step Brothers où elle représentait un cheminement, une graduation. Mais c’est toujours à la cruauté des événements, à l’incapacité des personnages d’agir en synchronie avec la normalité du monde (Wahlberg hurle qu’il a beau agir correctement, il échoue à chaque fois…) que revient la responsabilité d’un divorce, d’une séparation douloureuse et sensée, même si dans ces histoires, tout finit généralement bien. 

Le film finira par se renverser d'ailleurs, après de nombreuses déviations pour autant d’impasses. Les losers gagnent des galons, s’attaquent à des sommités bien trop grandes pour eux mais le font avec la classe et l’exacerbation de ceux-là mêmes auxquels ils ont succédé. La conclusion rejoint l’introduction : ceux qui se tenaient dans l’ombre adoptent le registre de ceux qu’ils aspiraient à devenir, à renfort d’explosions et de mexican-standoff. Le spectaculaire, cheville ouvrière des films d’action, n’est plus subi mais tend à être maîtrisé. Et si le final n’est pas une outrance d’explosions et de cascades, si les courses poursuites se font avec des Prius, les apparences sont trompeuses et nos other guys se révèlent être les right guys que le film de McKay attendait. Et à nous de voir les choses rester dans l’absurdité qu’elles laissaient transparaître, tel un paon qui prend son envol haut dans le ciel.

Lorin Louis

Critiques, vos papiers : Get Him To The Greek (N. Stoller)


"Heureux qui, comme Ulysse..."



Get Him To The Greek, que les distributeurs français martyrisèrent en un franchisé American Trip, nous informe rien qu’à la lecture du titre. Il s’agit d’une odyssée dans laquelle s’engagera un héros mortel chargé de préserver son idole du chant des sirènes pour le faire cheminer jusqu’à cette salle mythique de Los Angeles, le Greek Theatre. Une consonance qui s’avère une révélation, la mythologie qui travaille en coulisse, qui berce le récit et le transfigure. Tout cela prendra la forme d’un parcours initiatique, semé de périls qui menaceront constamment la finalité de la quête, ce concert exclusif comme jubilé d’une époque achevée mais reconquise pour l’occasion. Une résurrection au bout du trajet. Notre Ulysse est Aaron (Jonah Hill), un simple employé d’une maison de disques qui se trouve chargé de chaperonner jusqu’à bon port l’ex-idole du rock british Aldous Snow (Russell Brand). Il devra garder la route bien droite vers la conclusion de son périple, éviter les écueils et les obstacles pour parvenir au terme de sa quête. Bon gré, mal gré. Malgré Aldous Snow, surtout.


On avait déjà croisé le gus. Dans Forgetting Sarah Marshall (2008), premier film de Nicholas Stoller, il y était déjà insupportable, ruinant l’existence d’une bonne pâte en lui dérobant l’élue de son cœur. Là, le cadre éclate pour habiter un american road-trip haut en couleur, où le caractère de la rock-star est appelé à outrepasser les limites qu’imposait son second rôle dans le premier long métrage. Bien sûr, c’est par son débordement que cette présente aventure s’imposait, par le fait que le personnage secondaire prenait une épaisseur dans Forgetting Sarah Marshall que l’idée de lui consacrer une comédie, de concentrer l’attention sur son outrance, est apparue naturellement. Et apparaît aussi naturellement, le dépaysement d’un film à l’autre, ce sequel peu assumé, seulement quelques remarques furtives à la vue d’un générique de téléfilm : « Je suis sorti avec cette fille ». Unique clin d’œil à un film qui porte la naissance d’une idole que Get Him To The Greek exploite totalement.

Il faut s’attendre à une explosion. Le film, enfilade de moments incongrus, d’instants d’outrances –autant d’outrages- comiques, se présente tel un exutoire dans lequel, à l’instar des productions de l’écurie Apatow, la règle et la norme sont mises en branle, cela sur leurs fondements propres. Une lecture dionysiaque de l’Odyssée, à grand renfort de burlesque, d’absurdité et de coprophilie. Un bas-niveau, qui tape dans le niveau bas, jouissif, comme autant d’actions filmiques : la réalisation mise sur un rythme plutôt soutenu, un enchaînement huilé qui suit de près, comme la ponctuation d’un périple, le cheminement vers la réalisation de la quête duquel s’égraine la cadence narrative. Stoller, une fois le prologue expédié, passe en vitesse de croisière et construit sa mise en scène sur ces instants barrés et excessifs et les entremêle avec la trame de fond, cette sainte histoire d’une amitié, envers et contre tous et tout. Ce qui fait basculer la réalisation vers un jeu de balancier, sorte de progression composite, où l’hyperbole se fige en arythmie, ces histoires privées et personnelles qui touchent chacun des personnages en eux-mêmes. Mais le fil se fera bordélique, créera des entrecroisements qui verront les mondes distincts se chevaucher de manière comique. Un fil comme le malencontreux coup de fil involontaire qui fait entendre à la petite amie la partie de jambes en l’air ou la conversation scabreuse partagée avec une midinette. Ou l’ubuesque séquence de triolisme, paroxysme de cette pollution indue sur laquelle repose une majeure partie de la comédie.





Mais derrière la comédie foutraque et emportée, où la truculence procurée provient du caractère jouissif et envahissant des attitudes, des comportements, c’est un cadre qui se dessine, un cadre qui délimite ce que le film met un malin plaisir à déborder. Cet abord de la parodie, le plaisir de l’excès et de l’hyperbolisme, dissimule mal ce qui infiltre la comédie US, en particulier la franchise Apatow. On pourrait voir derrière l’outrance d’Aldous Snow un regard critique sur ces artistes qui vivent en abstraction de la réalité, qui s’en tiennent hors de portée, comme dans un penthouse confortable sur les hauteurs de Londres. On peut voir derrière ses frasques insolentes le noir jugement d’une existence dorée et vaine, emphatiquement remplie de futilités et de fausses douceurs. Mais la comédie ne déconstruit guère : on ne rit pas contre, on rit avec. La parodie met finalement tout à un même niveau, porte en elle le même discours, la même action : celle de légitimer un état des lieux que l’on moque, avec lequel on joue, finalement, à ridiculiser, à réduire à la caricature. Un mouvement double et trouble, qui tend à la préservation triomphante de ce qui était jusque-là malmené. Et qui est amené en deux caricatures, l’une inaugurale, ces spots et clips de shows télé ou d’émission people, dans lesquels les vrais présentateurs s’ingénient à se singer eux-mêmes, jouent le jeu discret de l’autodérision pour mieux asseoir leur vérité et leur accessibilité ; l’autre en guise de conclusion, mièvre final où chacun retrouve une place, une respectabilité, une normalité qui fut précédemment dévoyée et mise à rude épreuve. Le dénominateur commun, le verbiage, exercice par excellence des programmes TV et du stand-up, ouvre et ponctue le film comme pour signaler fatalement que la parenthèse anarchique se referme, que codes et lois, ces impératifs d’une vie normale et normée, doivent être restaurés après le martyre qu’ils ont subi.

Et entre ces deux instants, faux-semblants d’une seule et même réalité, la mise en scène déploie une pléthore d’effets comiques, d’enchaînements violents et rythmés de situations rocambolesques, d’instants d’excessivité et de transgression. La linéarité de la narration joue avec cela, avec cette vieille recette du souffre-douleur, ce dolorisme comique qui accule un personnage à subir toutes les vicissitudes pour parvenir à réaliser sa mission, son odyssée. Ulysse devient la bonne bête qui subit les tendances et caprices infernaux de celui qu’il est censé guider à bon port : on trouve là le canevas de nombreux duos comiques, en plus du regard critique, mais toujours au niveau de la caricature, sur la condition autistique des rock-stars. L’attention se porte donc sur celui qui passe pour le faire-valoir, notre Aaron, courageux Ulysse, force motrice du binôme comique.

Et à Aaron de brûler ce qu’il laisse derrière lui. Vie obtuse et rangée ; routine professionnelle et même petite amie sur un quiproquo qui tombe à pic. La virginité retrouvée pour partir à l’aventure, librement, sans attache ni port où accoster, est le préambule de tous les héros, le prologue de toute odyssée. Le cœur et l’esprit libérés, ouvert à toutes les arabesques que lui feront endurer ses aventures, il partira affronter les périls que rencontrera son périple et qui seront autant de risques pour sa mission sacrée. Il ne devra surtout pas « merder », comme lui rappelle constamment son commanditaire, figure hilarante de cynisme, interprété par un excellent Sean 'P. Diddy' Combs. Ulysse ne devra pas succomber aux charmes d’une vie qui n’est pas la sienne, dont il n’est que le transit, figure qui parcourt des espaces, qui expérimente des douceurs ou des frayeurs qui ne lui appartiennent pas. C’est d’ailleurs une part importante de la comédie qui joue sur l’ambiguïté de notre Ulysse, à la fois « passeur », guide au sein d’un univers inconnu mais dont il garantit le droit chemin, et pièce importée, lui-même soumis à la tentation de dévier, de répudier sa mission, de « tout foutre en l’air ». Aaron tiraillé entre désir et honneur, entre dispersion et devoir, hubris et diké, c’est là la recette du film. Autant l’excès et l’aberration d’Aldous Snow sont des qualités comiques convenues et connues depuis Forgetting Sarah Marshall, autant la recherche d’une juste mesure, cette conduite bancale à laquelle correspond le personnage d’Aaron provoque un rire d’un autre ordre, sans traits forcés, sans la fioriture de la caricature. Car si Aldous Snow est maître de sa démesure, le véritable héros au sens tragique du terme, poussière menue au gré d’un fatum qu’il ne peut que subir, est notre petit aventurier qui tente de rester droit dans ses bottes. La part comique viendra justement de cet effort à tenir le cap, y compris en succombant à toutes les tentations, y compris en s’adonnant à toutes les humiliations, à torturer son anus pour passer de la came ou à s’embarquer dans une digression sordide en tentant de s’en procurer dans la cité de Las Vegas. Il est aussi à remarquer la position intermédiaire mais ambiguë d’Aaron, employé d’une firme du disque, qui emploie et manipule le has-been Snow pour les deniers que peut procurer son come-back et qui, après avoir subi les outrages de celui qu’il chaperonne et le cynisme de son employeur, devient lui-même le producteur de Snow, reproduit le paradigme dans lequel il a été la victime finalement.



En ceci, la fin, achèvement d’une route héroïque donc difficile, donne sens à toute cette confusion. L’amitié prime dans le film et sous les feux de la rampe, malgré une virilité blessée comme un bras meurtri par une chute insensée, les regards s’échangent entre ceux qui ont enduré les épreuves. Ce qui se faisait à tâtons jusque là, ce qui se dessinait de manière latente s’ouvre au seuil de la quête achevée : tout se mélange et on ne peut laisser l’autre sans la peur d’une perte. « Tu n’es pas obligé d’y aller » murmurera notre Ulysse à son idole, dans les coulisses de la scène du Greek. Mais la destinée n’empêchera pas l’amitié, et, le deuil d’une scène, espace symbolique où le partage est collectif non plus exclusif, ne le sera qu’un instant. Il est d’ailleurs frappant de voir la double fin qui s’organise dans l’ultime partie du film, après l’accomplissement du cheminement, les effets spectaculaires du jubilé et la démission d’Aaron. Après les situations rocambolesques qui laissaient une part prépondérante au comique d’action, c’est dans le cadre feutré et informel d’un stand-up improvisé que se clôturera le long métrage. Détour par la parole à qui on a ôté l’efficience le temps d’un film, à la faveur des comportements exacerbés et absurdes : on y trouve la griffe de Judd Apatow, producteur du film. Mais au-delà de cette reconnaissance, c’est aussi le passage à un autre moteur, à une certaine sagesse, qui est toujours la somme que l’on tire d’une odyssée. Revenir avec quelque chose en plus, avec une expérience qui paie, faire rire avec autre chose que son décalage outrancier et blessant. Aussi, Aaron se fera alors précepteur : il sera celui qui aura décloisonné Snow, qui l’aura mis devant ses responsabilités et ses engagements envers ses admirateurs, envers le monde entier. En ceci, l’amitié qui s’esquisse sera le produit de ce véritable échange.

Une amitié qui, à y regarder de plus près, affleure les films de genre, autant nouvel eldorado des comédies US que vieille recette usée et abusée. Le traitement laisse sceptique, cette opiniâtre volonté de rendre les choses d’une simplicité désarmante au lieu de, peut-être, rehausser le niveau en accentuant la complexité de ces relations, leur force comique ou subversive. Toujours au rythme des tensions, des séparations, d’un partage qui souffre d’une situation ou d’un fait déséquilibrant la balance de l’amitié, cette dernière fait le lit d’une définition qui appauvrit le sens, la possibilité de son traitement. La comédie fraternelle se fait conventionnelle, trop conventionnelle, la monstruosité qu’elle supportait en distillant son impertinence s’efface pour laisser place à un discours convenu et pompier. L’empathie des comédies US est un canevas qui reproduit ad libitum un seul et même modèle non seulement narratif mais également axiologique, ce qui dévie la discussion à un autre niveau, qui touche aux valeurs qui sont ainsi véhiculées. Et il reste difficile de se suffire de cette seule transposition, de miser le film sur la seule trame de cette conception cinématographique de l’amitié. Derrière le mièvre idéalisme se dissimule l’amertume d’un genre qui est en capacité de se reposer sur ses acquis sans voir que ce qu’il exploite ouvre d’autres horizons, d’autres options pour son propre renouvellement.

Heureux qui, comme Ulysse, prend le risque de voguer au-delà des mondes connus...

Lorin Louis

vendredi 8 octobre 2010

Critiques, vos papiers : Oncle Boonmee... (A. Weerasethakul)

La nuit remuante d'Oncle Boonmee


« Yeux clos, yeux écarquillés. Yeux clos écarquillés. » (Beckett)


Il y a des films comme ça, dont le souvenir restera indissociable du contexte dans lequel on a croisé leur route. Ils font dès lors partie de notre vie, de nos souvenirs, au même titre que n'importe quel autre événement marquant qui deviennent les jalons de notre mémoire. Quand on les revoit ou qu'on y repense, on se dit immédiatement : j'étais avec telle personne, à tel endroit, je venais de faire ça et j'étais dans tel état d'esprit. Mais comme dirait le spirituel Vialatte que je parcours en ce moment : « Les événements ne sont rien. Ce qui compte, c'est leur légende. La façon dont on les raconte ».

Mais comment raconter quoi ? Il faut bien commencer par quelque chose : ce contexte si particulier. J'ai découvert Oncle Boonmee avec quelques privilégiés (visiblement pas tous conscients de leur "chance"), un certain mois de mai. C'était un des derniers films du festival et peut-être celui que j'attendais avec le plus d'impatience. Après plusieurs jours d'incertitude due à l'insurrection des chemises rouges en Thaïlande, « Joe », comme certains se plaisent à le surnommer par paresse ou amitié, avait fini par arriver à temps pour présenter son film. A la fin de la projection, comme c'est l'usage, les lumières se sont rallumées et il a été assez longuement applaudi. La rupture a été un peu brutale. L'expérience de cette projection avait quelque chose de particulièrement envoûtante, le charme un peu magique du film nous transportait ailleurs, pour nous confronter à des formes d'altérités radicales. J'ai souvent l'impression que le noir de la salle de cinéma exacerbe nos cinq sens. Dans ce cas particulier, je me sentais vraiment dans la nuit, dans la jungle, comme si le moindre reflet, le moindre bruissement pouvaient annoncer une apparition, un danger... Même dans la salle, je portais une attention redoublée au rythme de mon cœur, aux respirations, aux sensations, aux mouvements autour de moi, comme si j'étais soudain doté de pouvoirs surnaturels, un genre d'hyper-acuité des sens. C'est tout un système de perception et de sensations qui se réagençait dans l'obscurité de la salle. Les projecteurs m'ont tiré de ce monde silencieux, sauvage et peuplé par toutes sortes d'entités vivantes pour me replacer dans cette salle lourdement décorée et peuplée d'une foule monolithique, pleine de types en costumes noirs, comme une armée de luxe, bruyante et agitée. Autour de moi, tout était devenu uniforme, triste et monotone.



A peine sorti du monde littéralement « hors du commun » d'Oncle Boonmee, j'ai aperçu « Joe », au milieu des spectateurs, tous les regards étaient tournés vers lui. Il se démarquait du reste de la foule par son costume blanc trop grand pour lui, mais aussi par son large sourire, son air d'enfant émerveillé... Encore tout ému par le film, j'étais tenté de l'attraper par le bras pour l'emmener par la porte de secours et m'enfuir avec lui afin de retrouver l'intimité du film dans une cabane de gosses en forêt. Mais je suis resté sagement au milieu du public, non loin de sa petite tête ronde, à me demander bêtement comment toutes ces images, ces créatures, ces histoires ont bien pu faire pour s'échapper avec tant d'agilité de la jungle de son cerveau.

Et puis, dans le contexte de cette séance, contexte qui est devenu pour moi inséparable du film lui-même, il y a autre chose qu'il faudrait mentionner. J'étais ce soir-là dans la salle avec une fille. Ca a été une longue histoire mais hélas une courte idylle. En revoyant le film récemment, je me suis souvenu d'un message qu'elle m'avait envoyé le lendemain. Elle avait aussi été très touchée par le film et disait que ça avait été pour elle « un moment...parfait ». J'étais bien d'accord et n'avais rien à ajouter. Certains parlent de rêves a propos d'Oncle Boonmee.

C'est la raison pour laquelle la deuxième vision du film, il y a quelques jours, a été une expérience quelque peu déroutante. Au moment où le spectre de la femme de Boonmee apparaissait lentement à sa table, il me semblait que de mon côté de l'écran, c'était la fille d'il y a quelques mois que je retrouvais à mes côtés. Je baignais dans le souvenir vague et flottant de son parfum, de la sensation de ses cheveux fins qui effleuraient ma joue quand elle posait sa tête contre mon épaule, de la tiédeur de ses deux mains qui se refermaient sur la mienne et qui me donnaient l'impression que nous étions deux enfants fascinés à qui on aurait raconté un conte mystérieux et inquiétant avant de s'endormir. Ce n'est certes pas très enthousiasmant de sentir ressurgir ce genre de madeleine empoisonnée, qui contient tout ce qui est perdu et qui laisse un arrière-goût un peu amer. Ca aura eu au moins le mérite de me rappeler cette dimension régressive de la mémoire et du film lui-même.



En effet, Boonmee lui-même ne se comporte-t-il pas comme un enfant ? C'est ce qu'on se demande à le voir assis sur son lit enserrant le spectre de sa femme de ses petits bras potelés. Ne dit-on pas qu'à l'approche de la mort, on retombe en enfance ? Si le héros redevient enfant, alors le spectateur aussi. La salle de cinéma est souvent rapprochée de la caverne de Platon. C'est ici, tout simplement, une grotte utérine dans laquelle le spectateur renaît, où il se donne l'illusion de voir tout ce qu'il voit pour la première fois. Oncle Boonmee doit faire appel à ce mécanisme pur de croyance qui consiste à partir du principe que ce qu'on voit est « vrai ». « Vu de mes yeux vu ». Quand j'étais petit, j'étais persuadé que les personnages qui mouraient à l'écran mouraient vraiment. On m'a dit ensuite qu'il s'agissait d'acteurs et j'ai alors pensé qu'on devait parfois tuer beaucoup d'acteurs pour faire un film. Je me dis aujourd'hui que c'est un peu comme ça que raisonnent les personnages d'Oncle Boonmee, mais à l'envers : « Si cette bête velue me dit qu'elle est mon fils et qu'il est vivant, c'est que c'est vrai ».

Si les films d'Apichatpong Weerasethakul ont quelque chose de primitif (comme le titre de son exposition récente le suggère), c'est peut-être en raison de cette croyance enfantine, à laquelle il fait appel, croyance absolue dans la force d'évocation des artifices les plus archaïques. Et ceux qui ne se retrouvent pas dans ce rapport très instinctif, presque naïf, au surnaturel passent forcément à côté et trouvent le film ridicule. Pour aimer Oncle Boonmee, on doit craindre de voir le train sortir de l'écran, on doit être tétanisé par le grand singe qui nous fixe de ses yeux rouges, quitte à en sourire cinq minutes plus tard. Cette incertitude, cette ambivalence convoque l'esprit forain de Méliès, comme ça a déjà été souligné, bien entendu, mais pourquoi pas également les attractions telles que le train fantôme, où l'on accepte de jouer le jeu, l'espace d'un instant, sans trop savoir à l'avance si on en rira ou si l'on en aura vraiment peur.



Je me suis senti devant le film, dans cette jungle, comme un enfant intimidé par les ombres des arbres la nuit, dansant sur les murs de sa chambre. C'est une sensation qu'on retrouve parfois quand on se réveille en sursaut d'un mauvais rêve et qu'on est persuadé que la silhouette d'un meuble ou d'un objet dans la pénombre trahit un monstre, un tueur ou tout autre forme d'incursion menaçante. Devant ces murs de végétation ou sur les parois de la grotte, à l'écoute des insectes omniprésents et des bruits sourds et lancinants, on s'attend à voir se profiler n'importe quelle forme d'esprit ou de créature. Par une série d'audacieuses incursions du surnaturel dans la pâte hypersensible du réel, Joe nous ramène insensiblement à l'émerveillement du jeune Proust ou du jeune Bergman jouant avec sa lanterne magique projetée sur les murs de sa chambre.
Il faut dire qu'il n'a pas son pareil pour nous immerger dans des blocs d'espace-temps et nous donner à percevoir la richesse de la faune, de la flore et donc des esprits qui peuplent, hantent, habitent, traversent cet espace. Le film bien que constitué par fragments hétérogènes laisse l'impression durable d'une nature vivante, comme une fourmilière grouillante, bruissante, vibrante, dense, chargée d'une Histoire et d'histoires, d'êtres vivants et d'êtres morts pour les accompagner.

Et ce qu'il nous raconte, puisqu'il y a bien un récit, des récits, s'oppose absolument à la forme des contes de notre enfance. N'est-elle pas étonnante, cette capacité à se délester de toute forme de jugement moral ou de psychologie ? Les esprits, par exemple, ne sont jamais présentés comme bons ou mauvais ; ils sont, tout court. Leur simple présence, leur aura suffit à guider et à rassurer les vivants. Avait-on déjà vu au cinéma des hommes-singes et des fantômes tout droit sortis du musée de l'horreur et de la science-fiction se comporter de la sorte ? Les relations étonnantes qui sont mises en scène dans Oncle Boonmee figurent une sorte d'univers animiste dans laquelle l'humain, l'animal, le végétal et le surnaturel cohabiteraient en bonne intelligence. Un univers dans lequel les rapports ne seraient plus fondés sur l'affrontement mais sur l'empathie, la bienveillance. On a rarement senti une telle douceur entre des personnages, sans jamais verser dans une mièvrerie qui viendrait insister sur leur évidente bonté.

Dans un entretien à paraître chez les Spectres, Nicolas Klotz évoque sa quête d'un « cinéma soucieux ». Quand on voit Boonmee soigné par ses proches, accompagné par le fantôme de sa femme et de son fils, c'est le mot qui me vient à l'esprit : soucieux. Un cinéma où les personnages veillent les uns sur les autres.
De même, on pourrait dire d'Apichatpong Weerasethakul qu'il est un cinéaste soucieux. Soucieux de filmer la forêt où il a grandi et ses habitants, soucieux de filmer des croyances, des pratiques, des légendes, avant que tout ça ne disparaisse. Soucieux surtout de s'approprier ce vaste « tout ça » pour construire une mythologie très personnelle où, à l'évidence, tout devient possible ; un monde où les reflets ne reflètent plus ce dont ils sont le reflet, où les personnages se dédoublent, se réincarnent...

Si les identités et les états sont flottants, incertains, alors toute incursion dans notre champ de vision devient l'occasion d'un émerveillement nouveau. Rien ne se crée, tout se transforme, et l'on finit par puiser dans les images du cinéaste comme dans une source de vie, une fontaine de Jouvence qui régénère notre croyance dans les puissances du cinéma ; la seule chambre noire où l'on peut rêver les rêves des autres, « yeux clos écarquillés ».

Raphaël Clairefond

mardi 21 septembre 2010

Critiques, vos papiers : The Karate Kid (H. Zwart)

Grands écarts

J'ai vu The Karate Kid sur un petit écran d'avion, en partance pour la Chine. Entouré, devant moi, par cette saleté de frimeur d'Iron Man faisant son show cadencé à grande vitesse et, à ma gauche, par les créatures des mers de Océans paressant mollement sur les rivages. Grand écart double, géographique et rythmique ; me voici spectateur pris entre deux pays, entre deux vitesses, entre règne des machines et règne des animaux. Le grand écart est, dans le film de Zwart, la figure ultime vers laquelle tend l'entraînement du jeune Dre (Jaden Smith). Le jour où celui-ci parviendra à toucher la cloche pendue en hauteur avec le bout de son pied, ce geste sonnera l'heure où l'entraînement se terminera et la compétition pourra commencer. Étrange comme cet athlétique geste si gracieux, défiant la pesanteur corporelle, fait en fin de compte bifurquer le film vers des sommets de balourdise plutôt évités jusqu'alors, mais j'y reviendrai plus en détail un peu plus loin..

Il faut tout d'abord lever, ou plutôt esquiver, une contradiction déjà remarquée par certains critiques de la presse cinéma spécialisée. Ceux-ci ont constaté avec étonnement (voire ironie) que le karaté du titre du film, que Mr. Han (Jackie Chan) devrait donc logiquement enseigner à Dre, se révèle ici être étrangement remplacé par du kung-fu. Le titre du film perdrait ainsi son sens et le film de se retrouver fatalement blessé d'être mal nommé. Mais, à mon sens, plus grave est sans doute ce titre -certes, vu son contenu, bien mal approprié- qu'il porte sur les épaules -mal fagoté- et qui appartenait déjà à un autre que lui. Comment peut-on faire cela à un film, même à un remake, sinon pour le perdre aussitôt sa sortie ? (1)

Parfois, au sein d'un long métrage, une scène particulière se présente au spectateur observateur, un instant dont le contenu paraît traduire localement le mouvement global du film, s'inscrivant en paradigme (micro) du film (macro).

Dans The Karate Kid, il se passe quelque chose de semblable lors de la visite par les deux enfants de la Cité Interdite. Mei Ying (Wen Wen Han), la petite copine de Dre, lui explique que, traditionnellement, cela porte bonheur de frotter les gros clous dorés saillants sur la porte principale. Dans les lieux historiques où l'on peut frotter une zone particulière d'un objet pour porter chance (ce qui est relativement courant), cet objet est partiellement brillant à l'endroit où les visiteurs ont frotté, tandis que le reste de la pièce est terni par l'usage du temps. Dans le film (et probablement dans la réalité), les clous de la porte sont tous, du plus haut au plus bas, absolument clinquants, brillants du même éclat comme repeints la veille au soir. Ce constat est, à mon sens, à mettre en relation directe avec l'esthétique rutilante et clean du film qui en fait globalement un peu trop pour plaire, pour mettre "toutes les chances de son côté". A la manière d'un de ces spots publicitaires pour l'Exposition Universelle qui défilent à longueur de journée dans les métro shanghaiens, le cinéaste parvient à peu près à caser son lot de clichés sur la Chine contemporaine, plutôt discrètement, au détour de plans globalement soigneusement léchés. Le film avance ainsi, suivant le mode opératoire (le parachutage en taxi répété) des visites touristiques dans les grandes villes chinoises.

Quelques scènes de Karate Kid plus sobres et enlevées (mais, certes, toujours empreintes de clichés) parviennent à capter plus particulièrement l'attention et à rendre le film sympathique. Le cinéaste, sans doute inspiré par les fameuses "ombres électriques" du cinéma chinois, a recours à celles-ci au moment des pics émotionnels. Tout d'abord, lorsque Mei Ying et Dre s'embrassent derrière un écran de théâtre d'ombres, lors d'une scène qui s'inscrit donc clairement dans un hommage aux ombres chinoises. D'autre part, après que Mr. Han raconte ses souvenirs dramatiques à Dre. Il y a la beauté de cet enfant qui soudain pleure pour les douleurs de l'adulte au lieu de pleurer pour sa propre tragédie personnelle révélée le plan d'avant (le refus des parents de sa copine qu'ils continuent à se voir car il représenterait pour eux une "mauvaise relation"). Ce transfert de sentiments pris dans le mystère d'une ellipse a touché le spectateur de cinéma que je suis. Après ceci, les deux vont se livrer à un exercice nocturne, les bras attachés chacun à l'extrémité de deux bambous. Ils se meuvent ainsi dans une harmonie qui est aussi celle de leurs affects du moment. La scène est marquante, nous ne voyons que leurs ombres synchrones se dessiner sur les murs.

Ainsi, les relations entre les personnages sont relativement convaincantes et une camaraderie ici, un amour là, se dessinent. Et comme une image en appelle toujours une autre, cette scène de la rencontre où Mei Ying déclare à Dre qu'elle aime bien ses tresses au cours de leur rapprochement amoureux a ravivé dans ma mémoire ce beau moment aperçu dans le documentaire Time Will Tell (1992) sur Bob Marley. Une fillette blonde caressait les cheveux du chanteur qui lui offrait en retour un sourire rayonnant, sur fond de Could you be loved.



Malheureusement, la dernière demi-heure de tournoi vient détruire tout le début du film à grands coups du bulldozer de la réussite individuelle au prix de l'abnégation de soi, comme il est généralement de règle dans ce genre de films. Le monstre (l'entraîneur de kung-fu à la dure, qui impose des règles draconiennes à ses élèves et leur enseigne le culte de la destruction totale de l'adversaire) en engendre un bien pire encore car, d'une part, celui-ci s'avance avec le masque de l'humble, d'autre part, le film nous demande, contrairement à l'autre, d'entrer en sympathie avec lui. Cet enfant (Dre) qui cherche et obtient in fine la première place coûte que coûte, au prix du sacrifice de lui-même, c'est, sous ses airs de ne pas y toucher, Mr. Han qui l'a lancé et créé. Le film patine alors, à l'image du personnage de Jackie Chan que nous voyons moins dans cette dernière partie, qui n'a plus qu'à ânonner quelques mots à son élève sur son banc de touche.

Dans School of Rock (2003), l'astucieux (ce qui ne signifie pas "petit malin") Richard Linklater faisait jouer au prof et à ses élèves le ticket perdant jusqu'au bout, car nulle victoire sans échec et nul échec sans victoire (2). Qu'importait le moment de cette victoire qui restait de l'ordre du possible, mais qui pouvait ainsi prétendre exister, de façon aléatoire et sans échéance (et non avec plus de travail et d'obsession de la gagne). De négatif, l'échec changeait de polarité, en devenant un moment de désir jouissif. Dans Karate Kid, le "programme" d'entraînement de Mr. Han reste jusqu'à la fin ambivalent. Hélas, le happy end se conjugue nécessairement ici avec la victoire de l'élève allant jusqu'au bout de lui-même. Et la famille, et les amis de congratuler le petit génie.

Ce film donne enfin des nouvelles de l'acteur Jackie Chan. Ces mille cabrioles et actions incroyables et actions qui ont égayé notre jeunesse se faisaient ces dernières années plus rares, pour aboutir aujourd'hui dans ce rôle d'entraîneur loser dont le corps ne nous parle plus vraiment. Désormais ne le verrons-nous plus que dans la rue sur des affiches publicitaires chinoises, ou dans ce rôle de vieux passeur qui n'y croit pas ? Le relais est-il passé ? Non. Est-il seulement transmissible ? Non plus. Comme l'écrit Jean Louis Schefer ailleurs, "le corps de l'acteur burlesque n'a pas de module parce qu'il n'est pas véhicule de l'action ; avant d'être des personnages, ce sont des types, c'est-à-dire la matière même de l'action. [..] Ce ne sont que des corps, c'est pourquoi ils sont tous particuliers, inassimilables et producteurs d'aucun désir de les remplacer. [..] On n'a pu que les "imiter", c'est-à-dire habiter une partie de leur gestuelle parce qu'elle était sans expression." (3)





Apôtre d'un art martial dans lequel le temps est aboli, où, à l'instar des personnages qui s'exercent dans un temple visité dans la montagne, la lenteur de chaque geste nourri du fluide intérieur venant du cœur (le 气) est un pied de nez aux ralentis hollywoodiens (encore très usités de nos jours), Mr. Liu (4) (comprendre Jackie Chan), la soixantaine venant, pourrait bien se confesser ici entre vie et trépas. Dans Little Big Soldier, comédie poussive sortie cet hiver en Chine, Chan joue le rôle d'un soldat spécialiste dans l'art de faire le mort sur le champ de bataille. Quant au jeune Dre, finalement trop occupé à admirer avec le public ses supercoups fatals sur le grand écran de la salle du tournoi, il en oublie la leçon du vieux maître brisé de ne pas mettre non plus en application le principe qu'il enseigne : pouvoir se mirer dans l'eau du lac ne suffit pas, encore faut-il, afin que le cœur irrigue convenablement le corps, trouver le bon regard sur soi-même, ni trop négligent, ni trop intéressé.

JM.


(1) Sur le forum des Cahiers, Borges proposait ces quelques réflexions à propos de l'esprit de Karate Kid premier du nom : "Karate Kid est l'horizon indépassable de notre réalité humaine : travailler plus, sans savoir ce que l'on fait, pourquoi on bosse, sans connaître le sens des gestes, et gagner plus, après avoir pris conscience des ruses du Maître : travailler, s’entraîner, c’est la même chose, la préparation à une sagesse, à un art de vivre et de combattre ses ennemis ; ennoblissement de la vérité du marché, peut-être ? La sagesse asiatique, comme art de la performance ? On se souvient du Laboureur et ses enfants, la fable de la Fontaine, cette série la complique : un père raconte à ses gosses qu’il a dissimulé un trésor dans le jardin ; ils le retournent ; pas de trésor ; morale : le seul trésor est le boulot ; dans Karate Kid, c’est autre chose, le travail est dépassé dans sa réalité contraignante, comme simple souffrance, vers une manière d’art ; les gestes qui semblent vous soumettre à la loi de l’économie, au petit boulot ado, se révèlent dans leur essence, une fois détachés de l’objet, du cadre, du contexte, comme une introduction à l’art du guerrier ; ici, dans la tradition asiatique, une certaine tradition, pas de séparation entre celui qui bosse, celui qui enseigne, prie, et celui qui lutte, les trois fonctions indo-européennes s’accomplissent dans un même corps. On voit ça aussi dans la série Kung-Fu : le moine est un guerrier qui bosse ; on est loin de l’ouvrier soldat de Junger. L’esclave se libère par le boulot, disait Hegel, l’ado se fait homme en se soumettant à la loi de l’économie, au principe de réalité, mais celui qui sait trouver la vérité esthétique de ses gestes aliénés, productifs change de sa vie en sagesse esthétique et guerrière. Karate Kid nous délivre une morale qui allie la noblesse du geste asiatique à la pure efficience du capitalisme. Alexandre Kojève parlait de la fin de l’histoire, comme rite, geste, cérémonie ; Karate Kid ne dit pas autre chose : alliance des lois du marché démocratique et de l’esthétisation de la vie asiatique."

(2) La défaite est ce moment précis où l'on a sensiblement touché quelque chose d'essentiel de la réussite, certainement de façon plus intense même que dans le moment de la victoire elle-même. Même si ce sentiment est certainement partagé par tout un chacun, on pense par exemple à ces sportifs de haut niveau sur la plus haute marche du podium qui annoncent souvent devant les caméras, après la victoire : "je ne réalise pas encore". Je crois qu'il est relativement rare qu'un perdant affirme : "je ne réalise pas encore que j'ai perdu" après une défaite. Il réalise d'emblée qu'il n'a pas triomphé, ayant donc parfaitement conscience de ce que recouvre la victoire.

(3) L'Homme ordinaire du cinéma, Jean Louis Schefer, p. 52.

(4) Avec une autre "revenante" : Michelle Yeoh, qui, en invitée surprise maîtresse du temps, charme un serpent. Rappelons que l'actrice a tourné au moins un grand film dans lequel elle avait l'occasion de rivaliser de prouesses avec Jackie Chan : Police Story 3 (1992). Elle continue de tourner, entre Chine et USA, et sera à l'affiche d'un nouveau film d'arts martiaux (co-produit par John Woo) dès la semaine prochaine : Reign of Assassins.


illustrations : Time will tell (Declan Lowney), Police Story 3 (Stanley Tong)