vendredi 13 mars 2009

Journal du réel III (Quelques jours et quelques films au festival Cinéma du réel au Centre Pompidou)
Le dimanche 8 mars 2009

La bête lumineuse, Pierre Perrault, 1982

Le premier dimanche est sans doute l’une des plus grosses journées du festival. Beaucoup de monde, beaucoup de films. Je me souviens l’an dernier d’une ambiance un peu éreintante, mais aussi motivante. Dans ces journées, on a l’impression qu’il faut absolument avoir tout vu. Et pour ne pas changer, je fais les choses à l’envers cette année : je n’ai vu qu’un seul film de la journée. C’est que le dimanche, c’est la journée famille...

Je m’étais promis d’aller voir au moins un film de Perrault, ce n’est pas tous les jours qu’on peut les voir sur grand écran. Ce fut donc La bête lumineuse. Cette fois-ci, je suis arrivée très tôt. Nous avons un peu discuté, ma voisine de banc et moi. Souvent je demande aux gens ce qu’ils ont vu des sélections internationales et françaises, pour essayer d’avoir une idée des bons films. C’est un peu idiot, comme je ne sais pas quels sont les goûts des gens à qui je demande, ça ne m’avance pas à grand-chose. Mes deux voisines avaient été voir le film de Wang Bing, et comme elles s’étaient ennuyées à en mourir, elles me le déconseillaient plus ou moins. Elles ne le connaissaient pas avant cette séance, et j’imagine bien que ça doit être surprenant lorsqu’on ne sait pas à quoi s’attendre. D’autant que l’une d’entre elles avait vu Slumdog Millionaire le matin même. Elle en gardait comme une idée que la fiction était plus efficace. L’autre dame avait vu les films de Lav Diaz l’an dernier, les deux ! (540 min et 645 min). Elle en était fière, et à raison. Ça doit s’apparenter à une sorte de marathon. Je ne le verrai pas, le Wang Bing, je crois que j’ai déjà loupé toutes les séances. Bah, les films dont on a l’impression qu’il « faut » les avoir vus, on finit toujours par les recroiser ; ou bien on se rend compte finalement qu’on peut tout à fait ne pas les avoir vus.

Par contre, La bête lumineuse, il faut l’avoir vu !

Comme je n’avais vu que Pour la suite du monde, de Perrault, je ne pouvais m’empêcher d’attendre une sorte de Pour la suite du monde 2, avec en guise de communauté de pêcheurs un groupe de chasseurs, et un orignal en place du merveilleux marsouin. Un orignal lumineux, bien sûr. Or, les chasseurs ne sont pas des pêcheurs. Et si la capture du marsouin est adoucie par les caresses et les attentions des pêcheurs à son égard, les chasseurs n’y vont pas par trente-six chemins lorsqu’ils vident un lapin ou dépècent un ours. La salle s’est d’ailleurs un peu clairsemée durant cette scène… Pourtant, quand on va à la chasse, on va à la chasse. Imaginer une chasse à l’orignal sans sang serait un gageure. À moins qu’il n’y ait pas d’orignal… On retrouve dans le film les éléments de Pour la suite du monde : la description du fonctionnement d’une petite communauté, qui est coupée du monde cette fois-ci, l’attention à la langue québécoise et aux histoires qu’elle permet de construire (ce qui d’ailleurs rend le film difficile à saisir tout à fait : il y a peu de sous-titres, et un non-canadien ne peut pas comprendre les dialogues), l’attente d’un animal qui devient mythique, la description minutieuse du fonctionnement de la chasse, et une parfaite dramatisation de l’action. Mais Pour la suite du monde parlait de l’homogénéité de la communauté, de sa construction autour du projet de la pêche, de sa perpétuation de génération en génération. Perpétuation de ses gestes, de son histoire, de ses croyances. La bête lumineuse raconte au contraire l’enrayement du bon fonctionnement du groupe, et l’achoppement du projet. Le film est particulièrement dur à cet égard, car ce qu’Albert, le chasseur néophyte poète et agaçant, subit durant la chasse comme taquineries, moqueries, et tours pendables du fait de ses amis chasseurs chevronnés n’est rien d’autre qu’une terrible humiliation. Il se fait marcher dessus, jusqu’au sens propre. C’est insidieusement que l’ambiance alcoolisée, bon enfant, se transforme en une sorte de piège pour Albert, qui ne comprend pas le fonctionnement de la chasse. Il discourt au lieu d’agir, boit mais avec sentimentalité, fait des poèmes et vide son lapin en vomissant tout ce qu’il peut.

Pauvre Albert, perdu entre ses grandes lunettes et ses cheveux trop longs, imberbe et archer. Parce qu’Albert chasse l’orignal au tir à l’arc, et non pas à la carabine, comme tout bon chasseur ; et lorsqu’il bande son arc, il bande pour de vrai, en fait des tonnes, et parle du désir qu’il faut sentir poindre à la pointe de la flèche. Il est le souffre-douleur, celui qui ne peut s’intégrer au groupe, lui donnant ainsi une plus grande existence encore. Il est le poète, celui qui discourt, ne sert à rien, et qui pourtant met un nom sur cette histoire extraordinaire qui leur est arrivée un matin, à lui et son complice tireur à l’arc. Ils étaient dans une clairière, embusqués à l’orée de la forêt, arcs en main, avec un troisième chasseur qui « callait » pour eux. « Caller », c’est imiter le brame de l’orignal, avec un cornet en écorce de boulot, pour attirer les mâles. Et soudain un animal répond. Commencent l’attente, l’espoir, la montée de la tension. Les arcs sont prêts, mais la maladresse suinte des gestes des deux amis. La tension et le rire se mêlent l’un à l’autre, et lorsqu’un plan montre l’orée du bois, on s’attend à voir débouler, à chaque instant, un mâle flamboyant. Et toute la salle l’attendait, cet orignal ; avec l’idée aussi de voir comment ils allaient se débrouiller pour le chasser à l’arc… On sent peu à peu que quelque chose cloche. Soit que l’orignal a changé de direction, soit que…. Soit que ce sont deux chasseurs qui déboulent, ivres morts, se roulant à terre, dans les branches et la boue, hilares, de leur avoir joué ce tour pendable. Le soir, Albert s’emballe et poétise sur cette extraordinaire aventure. Mi-figue mi-raisin, il remercie Bernard, son ami, Bernard le chasseur qui l’a invité. Il le remercie de lui avoir tellement permis d’y croire, à l’existence de l’orignal, cette bête lumineuse qui pour n’avoir pas paru ce matin-là n’en était pas moins réelle. Peut-être est-ce justement parce qu'il en a fait une légende, qu’elle leur échappera. Puis la soirée continue. Arrosée. Débordante. Violente. On pense chaque instant qu’ils sont en train d’atteindre la limite de leur ivresse, mais non, la scène dure et dure encore (et la salle s’est à nouveau un peu plus clairsemée…). Incroyable morceau de bravoure que de tenir la scène de cette soirée du début à la fin, jusqu’à la plus invraisemblable débauche dégueulasse et jouissive. On ne sait comment ils pourront continuer après cela.

Ils continuent pourtant, Albert se faisant peu à peu détester, à tel point que Bernard le maudira le dernier soir, le maudira d’avoir fait échouer la chasse. Et même si la dernière scène, constat de l’échec et explication de l’inanité du comportement d’Albert, signe la réconciliation des deux amis, l’amer constat est bien là : pas un orignal n’aura été vu et tué. Tout ça pour ça.

Mais Albert l’aura nommée, cette bête lumineuse qui les a fait courir, attendre, travailler, boire et discourir pendant plus d’une semaine. Plus encore, elle les aura réunis, aura fait exister leur groupe malgré tout, et le poète l’aura chantée…

Adèle Mees-Baumann

Aucun commentaire: