vendredi 16 janvier 2009

Hantologie : Serge Daney

Cet article de Serge Daney, initialement publié dans le journal Libération le 8 janvier 1991, a été repris dans le recueil Devant la recrudescence des vols de sacs à main, Aléas, 1991, pages 179-183


Uranus, le deuil du deuil
par Serge Daney


Soit le portrait de groupe d’une sale période de l’histoire de la Famille Franfrance. Peut-on tirer ce portrait sans penser un peu à ce qu’on fait ? Réponse : non. En tournant Uranus, Berri a-t-il pensé quoi que ce soit ? Réponse : il ne semble pas. Question subsidiaire : n’est-il pas un peu tard pour pointer une caméra vers ce vieux paysage (1945) ? Pas de réponse.

Prenons un de ces petits détails à partir desquels on a encore envie de faire de la « critique de cinéma », c’est-à-dire de radoter. Dans une scène où elle lit au lit, l’actrice Danièle Lebrun feuillette un magazine de ciné de l’époque, sans doute Cinémonde. Jusque-là, rien de mal, sauf qu’il s’agit d’un vrai Cinémonde d’époque, d’une pièce de collection aux pages lissées et au papier jauni. Dans ce passage d’un Cinémonde de l’époque à un « Cinémonde d’époque », il y a, entre brocante et téléfilm, toute l’esthétique d’Uranus. Quand le passé devient à ce point décoratif, c’est qu’il a cessé de travailler notre présent.

Imaginons maintenant quelle aurait été la solution « réaliste » au problème posé. Il suffisait de fac-similer ce Cinémonde de musée pour en obtenir un double, aux pages crissantes et non jaunies. Passer du « vrai-vieux » au « faux-neuf ». Se mettre du côté du personnage et non pas de la comédienne (ou de l’accessoiriste). Alors, on aurait eu le sentiment que le personnage joué par Danièle Lebrun venait d’acheter Cinémonde, un Cinémonde logiquement tout neuf. Grâce à ce détail infime, on aurait eu, pendant une ou deux secondes, le sentiment du présent de 1945. C’est-à-dire de l’histoire sans majuscule, aléatoire, pas encore devenue un tribunal ni ses personnages une galerie d’acteurs sympathiques en train de « composer » en 1990 les rôles pas forcément sympathiques d’hier. Et voilà comment un film supposé carburer au vitriol tourne vite à la pommade muséale et au poster poulidorien (« tous deuxièmes ! »).

On dira que ce n’est pas là ce qui intéresse Berri et qu’il s’est contenté de vouloir faire rire (jaune) grâce aux anti-héros qu’il a trouvés chez Marcel Aymé. On dira même qu’il n’est pas juste de faire semblant de découvrir que le cinéaste Berri ne se situe pas du côté des Renoir ou des Guitry, ceux pour qui, justement, la ciné-évocation du passé n’a jamais dépendu d’un « Cinémonde d’époque ». Uranus s’ajoute en effet à la liste assez restreinte des films qui ont voulu présenter à l’écran une France bien peu présentable, celle de 1940-1945. Difficile pari, puisqu’il consiste à intéresser le public à un échantillonnage de personnages pas très intéressants, foncièrement veules ou désespérément moyens. Ce n’est pas une mince affaire et l’étonnant n’est pas que Berri ait failli là où même Brecht n’a pas toujours réussi (mais Losey, oui, dans le brechtien Monsieur Klein), mais que parti pour relever le défi et sauter dans l’inconnu, il soit à ce point passé sous la barre qu’il est probable – grisé par un environnement de hourras consensuels et mous – qu’il n’ait même pas soupçonné qu’il y avait là une barre.

Prenons un autre exemple. Il y a une seule grande scène dans Uranus, celle où le fils Monglat affronte son père et où celui-ci, génialement campé par l’intense Galabru, se révèle, dans le Mal, carrément shakespearien. Pour Berri, qui a voulu faire rire de l’honnête (ou déshonnête) médiocrité de sa franco-faune, c’est un échec, puisque Monglat est grandiose. C’est que, depuis Diderot, la médiocrité n’est pas un sujet donné à tout le monde. Marcel Aymé l’a traitée frontalement (dans Le Confort intellectuel), mais pas avec des personnages de roman. Dès qu’il y a ne serait-ce qu’un personnage en scène, la plus élémentaire morale consiste à lui donner toutes ses chances (d’abord au personnage, ensuite au corps de l’acteur, enfin seulement au métier de l’acteur). Et si on les lui donne vraiment, fatalement, il intéressera. C’est la loi d’airain de toute fiction. La fiction, c’est plus fort qu’elle, rachète les personnages. Barthes, fasciné par la bêtise, n’écrivit pas de romans et en souffrit sans doute. Même Flaubert admit qu’à la longue, il s’était pris de sympathie pour Bouvard et Pécuchet. L’humanité moyenne est un très mauvais conducteur de fiction. Surtout au cinéma.

C’est pour n’avoir, semble-t-il, rien soupçonné de tout cela que Berri s’est contenté d’enregistrer le travail souvent paresseux d’une bande d’acteurs aimés du public en train de sauver leurs personnages de l’inintérêt ou du folklore rance. Dans la tradition du cinéma de Qualité Française, c’est toujours à l’acteur célèbre (et à ses bons mots) que l’on demande d’exorciser le personnage obscur, lâche et moyen qu’il « incarne ». C’est ainsi que dans Uranus, le collabo inspire le respect, le bon communiste borné, la sympathie, et le communiste intello, la pitié. L’ingénieur est courageux (il cache le collabo), le professeur a de la hauteur de vue (il aide l’ingénieur) et le bistrotier pas net est une brute que sauve sa découverte de la poésie (il aime Racine). Bilan globalement positif d’une France qui, parce qu’elle a un peu vite pris sa veulerie pour un refus du manichéisme, sourit de se voir malgré tout attachante dans le miroir sans tain du passé (« tous humains ! »). On comprend que, dans ces conditions, ce soient des documentaires (genre Le Chagrin et la pitié) qui aient, bien mieux que la fiction, ressuscité le passé, heurté la censure et créé le malaise. Uranus, lui, ne dérange personne et ravit tout le monde.

On dira que, là encore, c’est trop demander à Berri, qui n’est pas, après tout, celui par qui le scandale arrivera. Trop occupé à présenter ses respects d’illustrateur aux plus franco-français des écrivains du terroir (Pagnol, Aymé, pas vraiment des progressistes), trop admiratif envers les autres arts (la peinture) et pas assez envers le cinéma, pourtant le seul art qui, parce qu’il est impur, oscille par nature entre passé et présent, l’âge des objets filmés et le « hic et nunc » de la caméra. Et puis, n’y a-t-il pas pour les deuils collectifs – comme pour la consommation des yaourts – une date de péremption ? Dans la vie des populations comme dans la carrière d’un artiste, n’y a-t-il pas des moments où quelque chose comme un travail du deuil (Trauerarbeit, disait Freud) peut s’effectuer avant que la fiction ne « rachète » tout, fût-ce à bas prix ? L’exemple des Allemands – Fassbinder, Harlan ou, de nouveau, Syberberg – n’est-il pas à méditer ? Questions. Questions graves, voire abstruses, auxquelles on dira que Berri n’a pas pensé. Bon, ne lui demandons plus rien et passons à autre chose. Au cinéma français, par exemple.

Le cinéma français – on l’a répété ad nauseam – souffre d’un déficit de mémoire tout à fait exceptionnel. D’où qu’il soit, depuis la guerre, une affaire d’auteurs moralistes (Nouvelle Vague) plutôt que d’artisans narrateurs (Qualité Française). D’où qu’il ne soit absolument pas américain, pas très italien et qu’il traîne, comme un boulet qui n’est qu’à lui, une « crise du scénario » qui n’est jamais qu’un bout d’histoire de France mal digérée. Le passé (collaboration, épuration, guerres coloniales : beaucoup de bassesses) n’est pas passé.

Certes, les films règlements de comptes n’ont pas manqué, depuis Le Corbeau jusqu’à cet Uranus en passant par quelques bons Autant-Lara comme La Traversée de Paris ou les méconnues Patates (avec Pierre Perret). Si le deuil consistait à instruire et à réviser des procès, trouver de nouveaux coupables ou renvoyer chacun dos à dos, tous ces films au masochisme satisfait et à la noirceur décorative auraient suffi à la tâche. Mais le deuil est tout autre chose : non pas une façon de disqualifier le passé mais une façon de se détacher, peu à peu, d’un passé malgré tout aimé. Aimé quand bien même l’Histoire l’aurait en bloc condamné.

Esthétiquement, le deuil est un travail ambigu qui commence par rendre au passé sa fraîche frivolité d’ex-présent et aux personnages cette « liberté » de choix dont le plus souvent, trop jeunes ou trop ignorants, ils ne firent rien. Quand il n’est qu’idéologique, le deuil se fait mal et se perd dans l’aigreur d’une délation infinie (« tous pourris ! »).

Le deuil non idéologique, c’est, plus concrètement, ce qui sépare parents et enfants, c’est la question de ceux-ci à ceux-là (« What did you do in the war, Daddy ? »), c’est-à-dire le fardeau mal transmis des croyances mal assumées du XXe siècle finissant. La croyance communiste, par exemple, évidemment l’une des grandes affaires du siècle, vaut beaucoup mieux que son rafistolage œcuménique dans Uranus. Le refus obstiné du cinéma français à transformer un communiste pur bœuf en un personnage de pure fiction doit expliquer en partie le stupéfiant coma dépassé du PCF actuel. Refus si obstiné que le recyclage de la figure-Marchais doit passer par un rôle de cochonne dans un théâtre de marionnettes télévisées ! L’histoire du père communiste et de ses enfants qui ne peuvent plus l’être est de celles que le cinéma français aurait dû raconter en priorité, mais il ne l’a pas fait. Les Italiens, eux, l’ont fait, tant bien que mal, ce qui leur a permis de produire un cinéaste (Moretti) et de passer à autre chose (mais pas au cinéma).

D’où la question : n’est-ce pas trop tard ? Et la limite du deuil n’est-elle pas, biologique, celle qui suppose la coexistence de deux générations encore en bisbille et, comme disait Straub, complètement nicht versöhnt (non réconciliées) ? Est-ce à dire que le vrai deuil, ce n’est pas celui de mes croyances à moi (cela ne crée que de la désillusion qui, elle-même, ne crée rien), mais celui de la génération avant moi quand elle avait mon âge ? Et le vrai scandale du deuil, ce n’est pas seulement qu’il y ait des innocents et des coupables (même restés impunis), c’est qu’il y ait eu, à toutes les époques et dans tous les sens du terme, des gens trop jeunes pour ne pas avoir été, sans mérite aucun, innocents ? C’est, par exemple, que ces années-Vichy ont été celles de leur jeunesse et de leur découverte du monde – du monde « comme il était », c’est-à-dire pas très brillant. Le scandale n’est pas seulement la culpabilité des acteurs du passé, c’est aussi leur innocence (« on n’est pas sérieux quand on a dix-sept ans »). Même celle de la mère de famille qui achète son Cinémonde tout neuf et qui, en tournant les pages, se promet bien du plaisir.

PS : Une récente « Nuit du cinéma », opération charitable montée par Canal + au profit du cinéma, désigna comme plus beau film français depuis le parlant Les Enfants du Paradis. On y vit le vieux Marcel Carné remercier le jury, alors que la moindre des choses aurait été que les décideurs de la télé remercient – à travers Carné – ce cinéma qui boucle encore les fins de mois difficiles de leurs programmes absents. Les Enfants du Paradis n’est certes pas un mauvais film, c’est seulement ce qu’un pays occupé peut produire de mieux, avec sa fuite vers le décor, vers le passé, vers la galerie d’acteurs et les « beaux métiers du cinéma ». Vers un art collectif voué au portrait de groupe et aux nostalgies indicibles (quoi de plus « innocent » que les enfants et que le paradis ?). Tant que le bon peuple cinéphile et les braves gens préfèreront la planque dorée des Enfants du Paradis au sec exposé de La Règle du jeu, on pourra être sûr qu’une occupation, quelque part, continue.

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